Marie Cosnay, vendredi 28 juillet

 

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Au tout début, je fus malade d’oxygène, des couleurs violentes des plans, maisons, abris, masses feuillues dites forêts. Je ne pouvais imaginer, malgré les conseils du CM qui dressa une liste complète des angoisses susceptibles de m’étreindre dans les Temps Filiaux, la difficulté à supporter la variété et l’étendue des choses. Peu à peu je m’habituai. Je commençai mon travail par une visite à Mme Berthier, quatre-vingt dix ans, à l’EHPAD de la colline. Je tâtonnai. Lucien, il s’appelait, on m’avait dit les Lucien faut s’en méfier, les filles d’Agen m’avaient dit les Lucien c’est pas ça, elles avaient divorcé de Lucien probablement, c’est ça qu’elles avaient contre les Lucien, (parlant devant le parc tenu des vieilles dames, pensées, capucines, pelouse où les enfants ne jouent pas, regard droit ; pensées capucines pelouse amaryllis figurant dans la liste du CM, je les identifie immédiatement) mon Lucien était homme modèle il me traita de princesse (passé simple pour la précise, unique, brève et vieille vérité) il faisait les haricots les meubles la vaisselle, ça faisait rire les voisines qui avaient des nuls, c’est le plus fréquent chez les hommes.

Mon cœur battait irrégulièrement, sans doute à cause de la chaleur et de l’importance de la mission qui m’était confiée. Le CM avait insisté sur le secret à garder, quoi qu’il en fût du danger pesant sur moi. Avait également insisté pour que je rencontre Myriam. Peut-être me fallait-il une couverture dans la ville, une franche amitié. Myriam ne venait pas, j’avais fait le plus long des voyages, mangé mes ongles, je regardais l’index droit avec réprobation, évitant ainsi de penser au pire, à ce qui a passé et qui, embrassant les temps d’avant notre conscience, se perpétua comme soumission de l’homme par l’homme pour aboutir à la déshérence qui est nôtre et que nous n’évoquons jamais. D’autres filles missionnés par le CM, je le savais, travaillaient sur les catégories difficiles, (pourtant, disent les légendes, dans les Temps Filiaux bien divisées), des sexes masculin et féminin. Je m’occupais, en ce qui me concerne, du passage des temps, de l’âge tendre jusqu’au vieillissement. M’était confié en quelque sorte de remédier, dans la faible mesure des moyens donnés, au manque à penser les corps des naissants et les corps des vieillards maintenus. Le CM avait tout prévu, ou presque. Qui aurait dit qu’armée comme je l’étais, observatrice avertie des Temps Filiaux, spécialiste, enfant de femme, j’aurais le cœur de plus en plus vif et irrégulier en attendant Myriam. J’évitais, cherchant des yeux une silhouette inconnue dans les particules surchauffées où je me confondais, de penser que sans faillir dans le temps cela durait (cela marqué, courbé, voilé, lassé et tout ce qui peut se dire, dehors, d’un corps vu). Le corps fait en dehors, par dehors, poussé extérieur, par petites coupures, avec protections intermittentes. Je touche, malgré la chaleur qui divise, la peau qui est mienne. Le dessus de la main, le début du poignet.

J’aurais pu poser des questions sur l’emploi de mes jours qui ont précédé celui où j’attends, le matin déjà la chaleur était intense, je vois sur la colline les arbres énormes qui cernent la ville. Il paraît que dans les Temps Filiaux les centres d’hébergement de SDF exigeaient que les accueillis fussent capables du récit succinct de leurs quelques dernières journées. On mesurait ainsi l’humanité restante.
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A suivre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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