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Samedi 3 novembre 2007 … A la maternité vers 19h30, je rencontre C., une sage-femme, qui m’y a donné rendez-vous. J’enfile un sarrau et des couvre-chaussures et je la suis le long de couloirs dégagés et silencieux. Ma voix prend du temps pour adopter le ton feutré approprié à l’endroit. Avant d’arriver, j’ai dévalé à toute vitesse la colline surmontée de l’internat où je loge, juste derrière l’hôpital, et j’ai gueulé un énorme merde en tombant sur la pelouse mouillée. C., après avoir demandé la permission aux parents, m’invite à entrer dans la salle d’accouchement. Il y a deux heures à peine, une petite fille est arrivée. Je salue en premier la mère, je regarde ensuite le bébé qui repose à côté d’elle puis je souris au père. L’endroit me surprend. Première fois que j’y mets les pieds. J’aurais pu avant, que je me dis. Moi qui n’ai pas eu d’enfants, j’ai quand même beaucoup d’amies qui en ont eus. C’est vrai que j’ai jamais été portée à aller dans un hôpital. Le contraste avec ce que j’imaginais est énorme. Dans ma psyché à moi, il y a des néons, des pères soûls dans les salles d’attentes, des vieux médecins grivois et mal peignés, des couloirs encombrés, des appels clamés sans arrêt dans des haut-parleurs et des mères qui hurlent dans des salles insonorisées. Jamais pensé qu’une maternité pouvait ressembler à ça. C. offre à la jeune femme de la débrancher afin qu’elle puisse s’installer dans une chambre et prendre un repas. Le père prend la petite qui se met à pousser des sons franchement choqués. Le père la promène en lui disant d’une voix apaisante : “Qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y a ?” Je sors de la chambre précipitamment. Dans le couloir je suis submergée par une… par une… — Allons ! Dis-le ! Allons ! — Ok ! Ok !… donc, je suis submergée par une émotion, voilà, c’est dit. — Tu vois, c’est simple ! — Bon, ça va, hein ! On se demande pourquoi on écrit si on en arrive à des mots pareils. — Ben, c’est parce que c’est ça qui s’est passé, rien de plus. — Non, c’est pas vraiment ça qui s’est passé, je veux dire, oui, une émotion mais derrière cette émotion, se déroulait un film… — Tu compliques ! — Qu’est-ce que je disais ? — Tu parlais d’une émotion… — LA FERME ! — Ah non, c’est pas ce que tu disais… — C’est ce que je vous dis, là, de vous taire ! TAISEZ-VOUS !
… On sort la mère de la salle d’accouchement, précédée du père qui roule le landau de l’enfant. Je les vois disparaître quand ils tournent au bout du couloir. C. me rejoint à nouveau. Elle m’offre un thé. On parle longtemps de son travail, de ce qui se passe dans ce service, au chaud dans une minuscule salle de réunion. Je la quitte dans la nuit et remonte la colline d’un pas lent en croisant quelques hospitaliers qui fument dehors devant des bâtiments qui abritent d’autres services. En marchant dans l’air cru et humide, je pense au temps que ça prend pour faire taire totalement les cris et les pleurs. A coup de rationnel : “Bon, y a aucune raison que tu pleures !” A coup de culpabilité : “Tu vois ce qu’on fait pour toi et toi, t’es jamais contente !” A coup d’humiliation : “Bon, t’as l’air de quoi, là, tu t’es vue, t’as vu de quoi t’as l’air ?” Et puis ça y est, un jour, pris d’une émotion volcanique, sur le bord des larmes, on a honte. Je rentre à l’internat, m’arrête à la cuisine et fait passer mon repas du soir du frigo au micro-ondes. Pendant que je débouche une demi-bouteille de Sancerre, je vois un mur. Ça se présente comme un souvenir, mais ce n’est pas un vrai souvenir je veux dire ce n’est pas quelque chose que j’ai vécu dans la réalité, l’expérience du mur. J’ouvre mon cahier pour noter. J’attends un peu au cas où les voix interviendraient encore. De ce temps-ci, quand j’écris, y a plein de gens qui se mettent à parler, tellement je suis obligée de les faire taire pour pouvoir continuer. Personne ne se manifeste. Je suis seule avec mon repas à 11 heures du soir et je revois le mur, le jour où j’ai sauté le mur. D’un côté, il y avait l’enfance et de l’autre côté la liberté. En sautant le mur, je fuyais l’enfance. Je devenais une adulte libre. Et puis un jour, en plein état de liberté, quelqu’un m’a demandé : “Qu’est-ce que tu as ? Mais qu’est-ce que tu as ? “ Et la honte m’a empêchée de dire. C’est là que j’ ai commencé à écrire. Je termine mon repas. Pas une seule voix n’intervient. Le calme. Je note : Dans une salle d’accouchement, est-ce qu’on peut mettre une parole au monde ?
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