Jeudi 8 novembre 2007

Je visite un bâtiment de l’hôpital qui abrite des gens de quatre vingt-cinq ans et plus dits indépendants, c’est-à-dire qui ne requièrent pas un accompagnement médical. Nous nous trouvons dans la salle commune. Avec moi, la directrice du service et un très jeune hospitalier. Une télévision est allumée. Je déambule derrière la directrice qui distribue chaleureusement des poignées de mains et demande des nouvelles à certains tout en me présentant : … c’est un écrivain du Canada. Je suis frappée par les corps. Ce sont les corps qui parlent ici, qui disent les choses comme elles sont, qui expriment crûment ce qui se vit ; des corps qui pleurent, qui crient, qui se rebellent, qui gueulent, qui s’indignent ou encore des corps dont le propriétaire des lieux a abdiqué, est parti, n’a même pas laissé une petite pancarte pour dire que l’endroit était abandonné. Des corps qui parlent fort et contrastent avec les voix ténues, chevrotantes et très souvent inaudibles. Une toute petite femme, assise comme une barre oblique dans un fauteuil roulant, avec un corps d’enfant et un visage qui pleure constamment sans qu’elle ne verse une larme ou ne pousse un cri, engouffre des cuillérées de yaourt qu’on porte à ses lèvres. La directrice me fait passer à travers la salle à dîner, une autre salle commune. Sur les murs, il y a des dessins et des aquarelles. Je pourrais croire que je suis dans une maternelle si ce n’était que les sujets sont souvent religieux. J’apprends les différentes activités dispensées chaque semaine ; sorties, arts plastiques, danse, chants, visite d’artistes. Je suis évidemment sollicitée. Nous nous dirigeons dans le couloir des chambres. On passe devant une minuscule pièce. Une hospitalière me salue en souriant, une paire de ciseaux dans une main et une brosse dans l’autre. Sur la chaise, une femme, le visage enfoui entièrement dans une serviette se frotte les yeux. Elle conteste visiblement mais ses mots sont inaudibles. La directrice m’informe qu’ici, on les coiffe régulièrement. Je traverse tout le couloir des chambres en saluant les soignants et quelques patients. La visite me rend subitement mal à l’aise. Une chance, nous arrivons au bout du couloir et tournons des talons. Je presse imperceptiblement le pas pendant que la directrice s’arrête pour échanger des nouvelles avec un homme souriant soutenu par deux béquilles et qui parle le patois. Pendant que je la précède, mon regard est irrépressiblement attiré par celui d’une femme qui m’a sûrement vue passer tantôt. Elle me regarde comme si elle me regardait depuis l’éternité. Elle me force à m’arrêter. Elle est assise tout au fond de la chambre à côté de son lit. Dans la chambre, il y a trois lits. Sur les deux autres, deux personnes sont étendues sur le dos, la bouche ouverte, les yeux parfaitement clos. Elle visse ses yeux dans les miens. Je ne savais pas qu’un regard pouvait à lui seul dégager la même force, la même intensité qu’une main qui m’aurait soulevé par la peau du cou. Nous sortons. Dehors, je prends une grande bolée d’air. Le jeune hospitalier me dit qu’il est bouleversé.

Nous nous rendons à un autre centre d’hébergement. Celui-ci abrite toujours des gens très âgés, mais qui ont besoin d’assistance médicale. Le bâtiment est plus petit, plus triste et les pièces plus exiguës. Au premier étage, un salon, une salle à dîner pourvus de postes de télé et le couloir des chambres. Les espaces dévolus aux soignants sont minuscules. Cette fois, je n’arrive plus à regarder les patients. La maladie les déforme tant. J’exprime mon trouble. La directrice me demande si je tiens à monter au deuxième. Elle m’avertit que là-haut, ce sont des gens à 99 % avec des problèmes cognitifs. Dans les faits, la majorité est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Je lui demande où se situe la frontière entre la maladie physique et la maladie mentale. Pour toute réponse, elle me dit que c’est une bonne question. Je décide de la suivre au deuxième. On y accède par un ascenseur. En débouchant sur la salle commune, plusieurs personnes sont encore là devant une télé allumée. Les corps sont très déformés, les réponses aux bonjours de la directrice ne viennent pas. Je regarde sans savoir ce que je regarde exactement, je me demande ce que je vois. On s’engage dans le couloir des chambres. Venant du fond du couloir, une grande femme droite, très mince et très belle, à la chevelure épaisse et magnifique, fonce sur nous à grande vitesse sans nous jeter un seul regard. La directrice me parle des différents comportements ; les gens prostrés comme ceux que j’ai vus en entrant et les déambulatoires toujours en activité comme cette femme qui vient de nous dépasser. La visite cette fois est un échange sur des informations techniques ; aménagement des douches, des chambres, nombreux soignants qui souffrent de courbatures — ici, on doit soulever les corps — logistique des repas, de l’hygiène. Frais d’hébergement absolument exorbitants. Combien y a-t-il de soignants et de patients ? Huit soignants pour soixante patients. Nous reprenons l’ascenseur. Pendant que nous attendons que les portes se referment, la femme qui déambulait à grande vitesse fonce vers nous cette fois en nous regardant. Tout son corps, tendu vers l’avant, dit sa colère, sa révolte, son impuissance, sa défaite, son isolement, son indignation. Tout son corps nous dit : Attendez-moi ! Je viens avec vous. Les portes de l’ascenseur se referment juste au moment où elle allait nous rejoindre.

Je quitte la directrice, lui dis que je vais marcher. Dans un café, je m’arrête et commande un alcool fort. Je me dis un moment que je ne sortirai pas indemne de tout ce que je vois. Je sors mon calepin. J’écris : Mais qu’est-ce que je viens de voir ? Le serveur m’apporte mon whisky. Je me rends compte soudain que je viens de voir des gens abandonnés, peut-être même des gens qui ont été complètement oubliés. En haut d’une page, j’écris : fiche signalétique. Je fais souvent ça pour mes personnages, des fiches signalétiques. J’écris fébrilement : nom, état civil, lieu de naissance, métier, qualité, défaut, secret, croyance, passion, souvenir, rêve… J’écris ça en pleurant.

 

 

 

 

 

 

 

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