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Dimanche 25 novembre 2007 — Bonjour ! C’est Julien. On est en train de scier des membres. Vous pouvez venir. (Un court temps.) C’est une farce ! J’ai rendez-vous ce matin au bloc opératoire. Quand je vois une aiguille je vacille. J’en avertis Julien, l’infirmier anesthésiste. — Vous savez, les viscères les bouts d’os ce n’est rien. Un corps endormi, c’est une machine. Ce sont les yeux creux des cancéreux, les visages émaciés, les regards angoissés qui sont le plus difficile à supporter, pas l’opération. Vous avez un accent. Vous venez du Québec ? J’arrive au troisième étage. A côté des portes blanches sans poignées, je prends le téléphone tel que Julien me l’a indiqué. Les portes s’ouvrent. Un infirmière m’invite à la suivre. Nous pénétrons dans une toute petite pièce où il y a un lavabo et des étagères. Par terre, plusieurs paires de sabots en caoutchouc troués tellement à la mode de ce temps-ci. — Quelle taille faites-vous ? — Je me déshabille au complet ? Elle acquiesce en retirant des étagères une blouse et un pantalon vert. — Les chaussures ? — Du 39. Affublée d’un chapeau en papier et d’un masque sur le nez, je la suis. D’autres portes blanches sans poignée munies d’un œil électronique s’ouvrent. Me voilà dans le bloc, ce haut lieu de la médecine moderne, l’endroit des chirurgiens de toutes sortes, cardiologue, gynécologue, gastro-entérologue, orthopédiste, etc, ces médecins toujours à la fine pointe qui doivent combiner spécialisation et efficacité. Le bloc : leur royaume. Je reste un peu en retrait. On termine une intervention. D’un côté, deux infirmières finissent de fixer une attelle sur un doigt, de l’autre côté, la tête d’un jeune homme endormi. Il a l’air d’un ange. Je fais connaissance avec Julien, l’infirmier anesthésiste qui tient la tête du jeune homme entre ses mains. — Vous venez de Montréal ? — Qu’est-ce qu’il a eu ? — Il a frappé dans un mur de ciment avec son poing. C’est beau le Québec ? Ils descendent le tissu qui séparait la tête du reste du corps. L’ensemble se reconstitue. Dans un effort concerté, ils passent le corps de la table d’opération au lit. On lui retire son tube et on le roule jusqu’à la salle de réveil. Je descends mon masque, échange un peu avec Julien. — Allez, Benoît ! Réveille-toi ! Allez ! Benoît se réveille soudainement, regarde un moment Julien puis se réinstalle pour dormir. — C’est quoi une anesthésie ? — Un coma artificiel. Y a combien d’heures de décalage entre la France et chez vous ? Les deux infirmières m’offrent un café. Je les suis volontiers pendant que Julien reste à remplir des papiers. Dans une petite cuisine, je parcours rapidement les journaux qui annoncent une grève et des perturbations au niveau des transports. Julien vient nous rejoindre. — Ah ! L’Amérique, le Québec ! On est cousins ! A peine dix minutes d’arrêt et on repart. Dans la salle d’attente, les deux infirmières et Julien entourent le lit d’une femme d’une soixantaine d’années. Elle blague un peu, raconte succinctement sa chute, son sabot qui s’est accroché dans le tapis d’entrée. Son bras est tout coloré. Une fracture de l’humérus. Elle arrive à garder une certaine contenance. Couchée en jaquette d’hôpital avec un bras cassé au seuil de se faire opérer, je trouve qu’elle bataille bien pour maintenir une certaine dignité, pour avoir l’air debout malgré qu’elle est couchée. Le temps de conversation est d’abord humain. Je découvre les infirmiers complètement attentifs à ses propos. Je me rends compte que c’est ça qui me faisait peur, qu’il n’y ait pas assez de chaleur échangée avant d’entrer dans cette salle froide uniquement fonctionnelle. On introduit la dame dans le bloc. Un chirurgien est là, un homme très grand au regard très doux. Il assistera le chirurgien en chef. Le médecin anesthésiste passe derrière moi. Un géant. Julien me présente. — AH ! VOUS VENEZ DU QUEBEC, TABERNACLE ! La dame à mes yeux a rapetissé. Elle blague encore un peu, mais sa voix est imperceptiblement plus basse. Le géant prend une ampoule munie d’une aiguille et introduit l’aiguille dans un cathéter planqué dans le bras de la patiente. — Vous allez voir, meilleur qu’un petit coup de blanc ! Julien place le masque à oxygène sur la figure de la dame. La dame écarte le masque un moment avec sa main. Julien attend un peu puis remet le masque en place. Les infirmières s’activent de l’autre côté de la table d’opération pour faire avancer un énorme appareil qui fait penser à un cyclope bossu contraint de regarder toujours vers le sol. Je regarde Julien soulever une à une les paupières de la dame. Ses pupilles sont bien là mais ne regardent plus rien. Julien place, comme pour le jeune homme avant elle, un tube dans la bouche, pour éviter que la langue ne tombe dans le fond, me dit-il, et un autre tube plus long. Enfin, il met deux collants sur les paupières. Ce dernier geste plus que les autres me dérangent épouvantablement. Soudain, je vois un elfe sortir de la tête de la patiente et la survoler. En même temps, je vois un ours blanc, aperçu la veille à la télé, se soulever sur ses membres antérieurs et renifler en regardant au loin des pans de glace s’effondrer dans la mer. Je regarde la salle d’opération. Si l’hiver était un personnage, ce pourrait être une salle parfaite pour lui. La phrase de C, la sage-femme, me revient avec plus d’acuité : « Ici, on contrarie la mort ! » Si on la contrarie trop, me dis-je, est-ce qu’elle pourrait se venger ? On approche le lit de la dame de la table d’opération et les infirmiers dans un effort solidaire font glisser son corps sur la table d’op. La jaquette glisse un peu. Je vois ses seins très blancs et ses tétons touts petits et d’un rose très pâle. Je me rends compte que je n’ai jamais vu le corps d’une femme de soixante ans, que je n’ai jamais vu non plus des gens anesthésiés ou inconscients. Les infirmières la recouvrent d’une couverture chaude et ajustent la table pour éviter les courbatures post-opératoires. Ensuite, elle dégagent doucement le bras cassé pour le poser sur un bras de soutien. Toutes ces opérations prennent beaucoup de temps. Un homme avec de très gros sourcils noirs fait son entrée, se place tout de suite devant le bras. Puis il marmonne quelque chose d’incompréhensible. Le son de sa voix est comme un éboulis de roches. Julien me dit que c’est le chirurgien, qu’il me somme de mettre tout de suite un tablier anti-rayons X. Je m’exécute rapidement. Tout de suite, le chirurgien manipule le bras. Sur l’écran retransmis par l’œil du cyclope, on voit un humérus complètement cassé en deux. Moi qui écrit très souvent pour rendre visible chez l’humain ce qui se cache à l’intérieur, je ne vois rien d’autre qu’un os cassé en deux. La radiographie est implacable. Il s’agit, m’explique Julien, de mettre un clou pour relier les deux parties et de visser pour maintenir le clou en place. Sur les ordres du chirurgien en chef, les infirmières ensevelissent complètement la dame sous des couches de papiers bleus jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le bras, seulement un bras. Le chirurgien fait une incision sur le haut de l’épaule. Puis il introduit un clou et tape dessus avec un marteau en suivant les avancées du clou sur l’écran sous l’attention soutenue de son assistant et des deux infirmières. — C’est vrai qu'il fait jusqu’à – 50° chez vous en hiver ? Un seul bruit de machine se fait entendre dans la salle d’opération, celui qui indique les battements du cœur. Le chirurgien après plusieurs réalignements et coups de marteau a réussi à introduire son clou qui relie les deux bouts de l’humérus et le maintient droit. Pendant qu’une infirmière replace l’œil du cyclope, l’autre infirmière passe la première vis au chirurgien. Le chirurgien pose la première vis. Ça fait un bruit de perceuse électrique. — Combien de temps ça dure, l’hiver ? On passe à la deuxième vis. — Est-ce que vous faites ça, chez vous, du canyoning ? La deuxième vis est maintenant fixée. Le chirurgien quitte sa place, se dirige vers les portes blanches. L’autre chirurgien commence à coudre pendant que l’infirmière recule l’œil du cyclope. Les écrans s’éteignent. Je suis ébaubie. Pas plus de salut en sortant qu’en entrant. Pourtant, c’était un super travail d’équipe ! Le chirurgien passe les portes et juste avant qu’il ne disparaisse, il lance : « Demain, un poignet ! » Je revois l’ours blanc se lever sur ses pattes antérieures. Je revois les glaciers tomber dans la mer. Je regarde ce bras, réparé certes, mais qui n’a plus l’air d’appartenir à personne. L’elfe a disparu mais le cœur bat bien. J’envoie la main aux deux infirmières pendant que l’autre chirurgien est occupé à recoudre. Je remercie Julien grâce à qui j’ai pu venir ici. — C’est vrai qu’à – 50°, le crachat, en tombant, se casse comme du verre ? — C’est vrai ! Et je sors à mon tour.
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