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Mardi 13 novembre 2007 Fiche signalétique numéro 1
Nom : Etienne Kwahulé. Etat civil : célibataire. Origine : né en Côte d’Ivoire de mère québécoise et de père ivoirien. Trait physique : pieds très plats. Complexe physique : ses pieds. Age : 36 ans. Métier ou profession : écrivain. Qualité : beaucoup d’humour. Grand défaut : immaturité affective. Secret : c’est culinaire et ça vient de sa grand-mère paternelle. Croyance : que ses ancêtres veillent sur lui. Son rêve : ressusciter sa grand-mère. Souvenir d’enfance : ses promenades dans un parc de Montréal avec sa mère quand il est arrivé au pays à 6 ans.
Dans un cabinet. Kwahulé, un psychologue.
— Je me suis toujours dit que je pourrais écrire sur elle quand elle serait morte. Elle est morte, mais j’ai l’impression qu’elle est toujours là. — Votre enfance avec elle, c’était comment ? — Je me souviens surtout de nos promenades dans le parc. Ma petite main noire dans sa grande main blanche. Tout le monde qui nous croisait nous regardait avec surprise. Elle, elle ne regardait personne, balbutiait à peine un bonjour à ceux que nous connaissions, pensant à son prochain roman. Quand nous allions nous promener, ma mère était toujours en train de penser à son prochain roman. Quand elle s’arrêtait parfois durant notre promenade et posait son regard sur moi, j’avais l’impression qu’elle regardait une de ses idées devenir une phrase, qu’elle regardait un animal dans sa forêt imaginaire. Ses yeux ne me pénétraient pas. C’est comme si son regard s’arrêtait à quelques centimètres de ma personne, papillonnait un moment à la recherche d’un mot. Oui, ça arrivait exactement comme ça. Nous marchions main dans la main. Brusquement, elle s’agenouillait devant moi, me saisissait les épaules comme un aigle enserre sa proie, je voyais un peu ses yeux mouillés aller rapidement de droite à gauche, me regarder comme une chose, oui, une chose totalement incompréhensible, puis je sentais ses paumes qui brûlaient. Cette brûlure se transmettait à mes épaules. Elle avait une sorte de sourire qui apparaissait lentement et là, du plus loin d’elle, faisait surface une image qui se précisait tellement que le monde autour de nous devenait flou. Et au moment où l’image m’apparaissait à moi aussi, elle était debout, nous avions déjà tourné des talons, mon autre main se glissait dans son autre main et la marche vers la maison n’était qu’une lutte contre la disparition de cette vision dont j’avais été le témoin silencieux. Oui, j’étais son support, sa page blanche, mais ce n’était pas sur moi qu’elle écrivait. Rendus à la maison, elle me laissait chez la voisine et rejoignait promptement son bureau. Elle venait me chercher tard dans la soirée. Elle était différente. C’était comme si elle s’était battue. Ses yeux étaient rouges et ses cheveux défaits. Pendant que la voisine lui racontait par le détail ce que j’avais mangé et ce que j’avais regardé à la télé, elle mettait mon manteau et, sans remercier, nous partions. A la maison, elle me donnait un lait chaud avec du miel pendant qu’elle se versait un scotch. Nous restions là, à la table de cuisine, sans dire un mot. Nous étions un couple soudé par un horrible silence qui se promenait bruyamment d’elle à moi et nous violentait. Je montais me coucher, seul. C’est lorsque j’avais tout fait, enfilé mon pyjama, brossé mes dents, fait pipi et rejoint mon lit qu’elle venait fermer ma porte en disant : « Dors maintenant. Demain, nous irons au parc. » Et quand la porte se fermait, je m’endormais aussitôt, épuisé d’elle. Aussitôt que je ne la voyais plus, je m’endormais. Voyez-vous, ma mère, comme écrivain, n’a jamais écrit sur moi et, depuis qu’elle est morte, elle est devenue mon seul sujet. — Qu’avez-vous écrit ? — Plusieurs histoires qui se passent en Côte d’Ivoire. — Vous êtes souvent retourné là-bas ? — Jamais. Qu’est-ce que j’ai, docteur ? — De la peine. Je crois que vous avez de la peine…
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