Jeudi 15 novembre 2007

Rencontre avec madame S., un cadre supérieur de santé à l’étage de la gériatrie. J’arrive un peu à l’avance. Dans une petite salle d’attente, une femme très marquée par la vieillesse. Elle a un beau port de tête, se tient très droite, les mains à plat sur son manteau d’hiver plié sur ses cuisses. Elle n’est pas bien peignée, pas bien habillée, juste ce qu’il faut de tenue pour être là sans éveiller trop de soupçon. Sur ses bras gris, bleus et blancs, elle porte deux marques d’hospitalisation ; sur l’un, le bracelet d’entrée et sur l’autre, un coton coincé sous un sparadrap. Aussitôt que je m’assois, elle enchaîne immédiatement : J’attends mon fils qui travaille à l’urgence comme ambulancier. Il devait venir me chercher à 13 heures. Quelle heure est-il ? Je réponds 14 heures 30. Elle rétorque : C’est bien long, bien long. Je lui réponds qu’en effet, ça fait bien long d’attendre ainsi une heure et demi dans ce petit espace où il n’y a rien à feuilleter et à lire. Elle me regarde un moment, interloquée, sans doute par mon accent étranger. Ses yeux d’un brun clair sont grands et expressifs. Ils ont quelque chose de joyeux et de vif, quelque chose là depuis longtemps, quelque chose qui ne s’est pas démenti depuis l’enfance, quelque chose qui ne mourra jamais, me dis-je. Du couloir provient un cri, un râle. Impossible d’identifier si c’est un homme ou une femme, si c’est un cri de souffrance ou de démence. La femme me regarde à nouveau. Cette fois, je vois dans son regard quelque chose de plus récent ; une peur ou le souvenir d’une douleur. Comment se fait-il qu’elle attende là depuis si longtemps ? L’a-t-on oubliée, ou négligé de venir la chercher à l’heure dite ? Elle me demande subitement ce que je fais là. Je cherche un peu ma réponse. C’est que ma situation n’est pas évidente. Je dis : je suis un écrivain venu exprès pour écrire sur l’hôpital de Guéret. Cette fois, son regard devient franchement suspect. Du plat de sa main, elle tapote la chaise à côté d’elle. Nous voilà voisines pour un moment. Vous venez d’où ? Du Québec. Et voyant qu’elle ne réagit pas, j’ajoute : du Canada. Son monde s’ouvre soudainement, l’attente s’oublie, les frontières s’agrandissent dans son esprit et font reculer les soucis du moment. Elle enchaîne tout de suite : Qu’est-ce que vous faites là ? Je lui dis que j’attends madame S. Je lui demande : Vous connaissez madame S. ? Elle répond : Moi, j’attends mon fils qui travaille ici à l’urgence, il m’avait dit qu’il viendrait me chercher à 13 heures. Madame S. arrive. Je lui signale la présence de cette femme qui attend depuis si longtemps. Madame S. se penche, met ses yeux à la hauteur des siens, lui dit que son fils viendra la chercher à 15 heures 30. La dame s’arrête un moment. Je réalise qu’elle le savait, qu’elle avait dû recevoir son congé dans l’avant-midi et décider d’abolir le délai. Elle dit à madame S. que son fils s’est séparé, que depuis sa séparation, elle ne le revoit plus jamais avec sa femme, que c’est bien dommage, qu’elle l’aimait bien, sa femme, qu’elle s’entendait bien avec elle et que son fils, depuis ce temps, il est malheureux. Puis elle ajoute : 15 heures 30, c’est dans combien de temps ? Madame S. lui dit que c’est dans une heure. Ah là là, une heure, c’est bien long. Madame S. l’invite à s’asseoir sur un des deux fauteuils à haut dossier plus loin. Elle les regarde puis secoue la tête négativement, dit qu’elle est bien où elle est. Elle reprend la pose qu’elle avait quand je suis arrivée, le dos bien droit un peu à distance du dossier. Elle ne règne plus. A-t-elle déjà régné ? Assise toute droite dans l’inconfort de cette chaise aux bras de chrome et au siège de cuirette, il est clair qu’elle n’a jamais régné pour avoir si peu d’exigences. Le râle se fait entendre à nouveau du bout du couloir. Madame S. m’invite à la suivre dans son bureau. Je passe devant la dame et lui tends la main. Elle me tend la main à son tour en me disant : Vous habitez où au Canada ? Je lui réponds Montréal. Je vois ses yeux sourire comme tantôt, comme si elle avait devant elle une carte géographique et venait de repérer la ville, comme si elle était sur le dos d’une outarde et se promenait comme le personnage d’un conte dans le ciel en contemplant le monde de haut, comme si elle survolait soudainement Montréal. Elle me rend la politesse. On entend encore le cri du bout du couloir. Je la regarde une dernière fois. Le dedans de sa main est doux comme de la farine. Qui a-t-elle été ? Comment était-elle à vingt ans ? A-t-elle connu des moments d’éternité devant la beauté ? Est-ce que des moments pareils l’accompagnent ? Est-ce que ça s’oublie des moments pareils, des moments de grâce ? Est-ce que la vieillesse est une machine à oubli ? Est-ce que la vie broie les plus beaux moments d’une vie ? Quelle est son histoire ? Tout à coup je me rends compte c’est le présent qui nous lie, le présent est tout ce qui m’importe parce que c’est ce présent-là que j’aurai connu avec elle.

Dans le bureau de madame S. nous parlons une bonne heure. J’apprends avec soulagement qu’ici, on fait tout, dès leur entrée à l’hôpital, pour préparer leur retour à la maison et les entourer de personnes ressources qui assureront les suivis auprès d’eux à domicile. Je repense aux vieillards que j’ai vus en maison de retraite ; des gens coupés de tous leurs repères, des gens qui dépérissent au bout de quelques jours seulement. Je sors du bureau. Je fais un petit détour par la salle d’attente. La dame n’y est plus. On est venu la chercher. Je pars tranquille. On est venu la chercher.

 

 

 

 

 

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