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Filip Forgeau | Carnet du 12 juin posté le 13 juin



Otto, le Revenant

On a sonné à la porte du pavillon. J’ouvre. Un type tout blanc se tient sur le seuil. A sa blancheur, je ne sais si c’est un ambulancier, un malade ou un médicament. Et puis, en quelques secondes, je le reconnais. « Otto » je murmure. Oui, Otto. Trois ans que je ne l’avais pas vu. C’était à l’hôpital de Bligny. Là-bas, chaque jour, chaque nuit, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il me rendait visite. Il s’immisçait dans ma chambre, dans mon lit, dans ma salle de bains. Jusque dans mon miroir ou dans mon lavabo.

Otto avait un teint d’émail. Tout blanc, rien à voir avec l’émail de mes dents. Il l’a toujours. Et il est là, maintenant, devant moi, trois ans plus tard, avec sa pâleur excessive. Comment est-il venu ? Comment est-il arrivé jusqu’ici ? Comment m’a-t-il retrouvé ? Tout à l’heure les pales de l’hélicoptère ont encore déchiré le ciel. Les pales de l’hélicoptère ont-elles héliporté la pâleur d’Otto jusqu’à moi ? C’est probable, les pales de l’hélicoptère transportent tant de grands malades en déchirant le ciel.

Otto est là, tout pâle, tout blanc. Livide. Hier, j’étais seul dans ma nuit à en faire l’inventaire. Il n’y avait que du noir. Et le lendemain Otto s’invente dans mon jour. Tout blanc. Il est là, presque transparent dans la lumière qui m’aveugle. Il ne dit rien. Il me regarde de ses yeux vides. Le blanc des yeux quand ils ne disent plus rien. Ou bien plus que le rien. Otto est beau, mais il fait peur. Il a détruit tellement de choses, tellement de mondes, à commencer par le sien. Et forcément un peu du mien, il y a trois ans.

Mais non, depuis toujours. Depuis toujours Otto fait partie de moi. Il rejaillit de temps en temps, tous les trois ans, tous les dix ans, à moins que ce ne soit toutes les semaines. Dès que je l’oublie.

Comme une obsession, il revient. Il est le revenant chronique de mes jours, de mes nuits. Quand je regarde Otto, je crois que je préfère encore le noir au blanc.

Otto ne dit rien. Il lit dans mes pensées, en silence. Je suis un livre ouvert pour Otto. Il lit ces mots tout noirs qui sont les miens. Je ne sais s’il en comprend les sens, mais il lit, à voix basse. Une voix si basse qu’elle en est intérieure.

Je cherche dans ma mémoire. La dernière fois que j’ai vu Otto, il y a trois ans, il était mort. Allongé dans mon lit de l’hôpital de Bligny, il me fixait de son regard vide. Ses yeux avaient disparu. Des yeux tout blancs. Comme maintenant.

Pourtant Otto n’est pas mort. Il est là devant moi. Oui, trois ans plus tard, alors qu’il était mort, Otto est bien vivant. Il y a de ces morts qui reviennent sans cesse. De ces morts dont on n’arrive jamais à avoir la peau. On les appelle « les Revenants ».

Otto est revenu. Otto est un revenant. Il revient de loin. De bien plus loin que Bligny. Otto revient de bien plus loin qu’il y a trois ans. De la nuit des temps.

En fait, Otto a toujours été là. Ses yeux se sont effacés, mais Otto, lui, ne s’efface pas. Jamais. Il revient toujours.

Otto est un « Revenant ».

Mais pourquoi donc est-il revenu ?

 

 

 

 

 

 


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