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Filip Forgeau | Carnet du 13 juin posté le 14 juin
[Consigne d'écriture : Dedans/dehors]
– Pourquoi es-tu revenu ?
Otto ne répond pas. Il sourit bêtement. Il regarde dehors, à travers la vitre de l’aquarium. Le ciel est orageux et le regard vide d’Otto se perd dans ses nuages. Il y a des paradoxes auxquels on n’échappe pas.
Les paradoxes, ce sont les parasites de l’être humain. Mais si l’on considère que le parasite est un organisme qui détériore le milieu où il vit, alors on peut aussi assimiler l’être humain à un parasite. Un paradoxe de plus… Avez-vous remarqué que les paradoxes sont toujours en plus, jamais en moins ?
Otto regarde l’orage. Mais il n’a aucun éclair dans les yeux. Peut-être la foudre est-elle déjà passée par là ? Otto n’est que forêts dévastées, champs de ruines et paysages anéantis. Otto est une fin du monde à lui tout seul.
– Pourquoi es-tu revenu ?
Otto ne répond pas. Son silence est tout près, mais Otto, lui, est loin de moi. Envahir et s’abstraire de. Comment rendre possible l’impossible ? Otto est tout cela à la fois : invasion et abstraction. Otto a l’art de rendre possible l’impossible.
Otto est impossible à vivre. Il est la concentration même des contraires. Il n’est qu’opposition. D’ailleurs, Otto ne devrait même pas exister. Il ne devrait même plus exister. J’ai presque envie de le tuer. Mais je crois que j’ai déjà essayé. C’était il y a trois ans dans un autre hôpital, et ça n’a pas marché.
Alors, pour fuir mes pulsions de mort, je laisse Otto dedans, je laisse le dedans à Otto, et je m’en vais parcourir le dehors. Il y a comme ça des pulsions à fuir. La pulsion de la mort en est une.
Dehors, je me mets à courir. Jusqu’à quitter le dehors de l’hôpital pour le dehors de la ville qui est un peu son dedans. Tous les dehors ne se ressemblent pas. Quoique… A quoi est-ce qu’on le reconnaît, le centre du monde ? Et son dedans, et son dehors ?
Dans le dehors de l’hôpital, c’est-à-dire dans le dedans de la ville, il y a des garçons et des filles. C’est la fin de l’après-midi. Il fait lourd. Les garçons et les filles s’embrassent dans la rue, s’étreignent contre des murs. Il fait chaud, et les filles dévoilent leur nombril, leurs hanches et le haut de leur string. Elles ont des poses lascives, des cambrures éreintantes – en tout cas pour moi, qu’un de ces « rien » épuise.
Je repense à Jack, l’un des ambulanciers d’Esquirol, assailli par ses pulsions sexuelles. Je crois que ça fait longtemps que Jack n’a pas baisé. Il n’a pas encore osé s’attaquer à l’ambulancière qui vit dans le pavillon, mais il est rentré de sa dernière sortie en disant ceci : « Je crois qu’il y a du viol d’infirmière dans l’air ! » Je me suis marré quand Jack a sorti ça, mais je me demande bien quelle drôle de vision il a bien pu avoir pour qu’elle lui procure une telle pulsion. Est-ce qu’à force de trop côtoyer la mort, Jack concentre toutes ses pulsions dans son sexe ? Est-ce la pulsion de sexe contre la pulsion de mort, pour Jack ?
Qui sait ? Il faudra que je lui demande avant que Jack fasse une connerie.
Je reste là pas mal de temps, à regarder les nombrils, les hanches et le haut des strings, et puis quand je me lasse de regarder, je m’en éloigne.
Il y a un nombril qui reste dans ma tête. Comme collé à l’œil. Un joli petit nombril. Un de ces jolis petits nombrils où l’on a envie de mettre le doigt dedans. C’est fou comme un joli petit nombril peut vite devenir le nombril du monde. Le dedans et le dehors, encore une fois.
Mais, des fois, il faut rester dehors. J’aurais pu aller vers la fille et lui demander :
– Est-ce que je peux mettre mon doigt dans ton nombril ? Juste mon doigt. Dans ton nombril. Juste ça.
Mais même dit simplement, même demandé gentiment, la fille n’aurait sûrement pas compris. Elle se serait offusquée et m’aurait traité de taré devant tout le monde. D’obsédé peut-être même, va savoir. Alors je ne l’ai pas fait. C’est compliqué, les relations entre les hommes et les femmes, entre le dedans et le dehors.
La nuit est tombée sans que je m’en aperçoive vraiment. Peut-être à cause du nombril de la fille. Quelques éclairs déchirent le ciel. De grands éclairs blancs. Je rentre à l’hôpital. Je quitte le dehors de la ville, c’est-à-dire peut-être – mais je n’en suis plus très sûr – le dedans, traverse le dehors de l’hôpital et arrive enfin au dedans du pavillon.
C’est vide. Otto n’est plus là. Peut-être n’a-t-il jamais été là ? J’appelle :
– Otto ?
Rien. Le silence. Comme quand Otto était là, finalement. Le blanc des yeux en moins. Un paradoxe de plus. Ou, cette fois, de moins. Peut-être n’est-il pas revenu ? Pas revenu, déjà parti. A peine revenu que…
J’appelle encore une fois :
– Otto ?
Rien. Juste le soupir de mon soulagement. Rien d’autre. Personne au pavillon des ambulanciers. Jack n’est pas là non plus. Je l’imagine, brandissant son braquemart. Il y a peut-être du viol d’infirmière dans l’air, mais je n’ai pas assez de flair.
J’ouvre le frigo. Dedans, il y a des bières en canette de 33. J’en sors une. La bière qui était dedans se retrouve dehors, dans ma main. Je referme le frigo avec tout ce qu’il y a dedans. Dehors, il y a moi et ma bière, et le silence. Je l’ouvre, ça fait « pssschiit » dans le silence, et j’en bois une gorgée au goulot. Je ne sais pas pourquoi, je repense au nombril de la fille. A mon doigt, dedans, dehors. Dedans, dehors. Dedans, dehors. Dedans, dehors…
Dedans, dehors, je ne sais pas si c’est la bière ou le nombril, mais ça me fait tourner la tête.
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