un mot pour un autre :: les carnets de bord
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Filip Forgeau | Carnet du 26 juin posté le 27 juin
[Consigne d'écriture : Portrait de l’autre] Cette nuit, j’ai eu un malaise. Les autres ambulanciers m’ont tout de suite mis sur un brancard pour me transporter d’urgence à l’hôpital. (Mais on y était déjà.)— Le médecin-chef veut te voir, ils m’ont dit. « Qui c’est celui-là ? » je me suis dit dans un semi-coma. Le chef des médecins ? Ou bien le médecin des chefs ? Mais moi, je n’étais le chef de personne, même pas mon propre chef, alors j’en ai finalement conclu que c’était forcément le chef des médecins. — Tu files un mauvais coton… a ajouté, l’air désolé, l’ambulancière du pavillon. « Un mauvais coton, ça ne veut rien dire », j’ai pensé. Le coton, ça se file, c’est tout. Mais je n’ai pas voulu froisser l’ambulancière, elle avait l’air déjà tellement désolée pour moi. Ils nous ont posés, moi et mon brancard, dans un autre pavillon. L’hôpital ressemblait à un vrai lotissement, et j’étais passé du pavillon des ambulanciers au pavillon des fous. Je m’en foutais un peu, mais quand j’ai vu la tête du médecin-chef, j’ai compris que ça avait l’air grave. Ça devait remettre en question le bon fonctionnement du lotissement, ou quelque chose comme ça. Lui, en tous cas, (le médecin-chef), il avait l’air grave. « Ça n’est pas très rassurant, un médecin-chef qui a l’air grave », je me suis dit d’une petite voix toute intérieure. Si intérieure que j’avais moi-même du mal à l’entendre. Le médecin-chef m’a regardé de haut avec son air grave. (Il faut dire qu’il était debout et moi couché sur mon brancard, et ceci explique peut-être cela.) — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? il m’a demandé. — Euh… Rien… j’ai répondu, et dans ma tête la petite voix a aussitôt murmuré « mauvaise réponse ». Je ne sais pas si le chef des médecins a trouvé ma réponse mauvaise à ce point, mais il a ajouté : — Rien ? C’est pas possible. S’il ne s’était rien passé, vous ne seriez pas là. Là, j’ai tout de suite traduit son « Vous ne seriez pas là » en « Vous N’EN seriez pas là ». Et ça m’a un peu expliqué la gravité de son air. « Rien, j’ai répété, c’est pas possible. » Et ça m’a attristé. « Pourquoi, rien, c’est pas possible ? », je me suis demandé. Pourquoi rien n’était donc jamais possible ? La petite voix à l’intérieur de moi n’avait pas de réponse, ni bonne, ni mauvaise. Enfin, apparemment, ou si oui, elle la gardait pour elle. Les petites voix intérieures ne vous disent pas toujours tout. — Alors ? a juste renchéri le médecin-chef. Et il m’a laissé mariné avec cet « Alors » là, comme une sardine avec son huile. — Bah, je sais pas… j’ai balbutié. Je crois que j’ai rêvé… Son œil est soudain devenu plus vif, et il a paru s’intéresser à moi. — Alors ? il a redemandé. C’était quoi, ce rêve ? — Bah… j’ai fait d’un air complètement vague. Mon air complètement vague lui a visiblement déplu et il a heurté de plein fouet son air grave pour s’y briser avec fracas. Il y a eu des éclaboussures à l’intérieur de moi et ça a drôlement résonné dans ma tête. Et j’espérais que ça n’avait pas noyé ma petite voix intérieure. Elle était si petite que j’étais sûr qu’elle ne savait pas nager. Les airs complètement vagues et les airs (même légèrement) graves, ça ne fait pas très bon ménage. Un peu comme les vagues quand elles meurent sur la grève, finalement. Sur la grève, ou sur le grave. — C’était où, ce rêve ? il a relancé. — Je ne sais pas, j’ai marmonné… Loin, ça avait l’air loin… Ailleurs… — Ailleurs ? il a relevé, l’air suspicieux. Un peu comme s’il avait découvert quelque chose après que la mer se soit retirée. Comme une faille ou quelque chose comme ça. Moi, je savais bien qu’il y avait quelques failles un peu partout dans le monde, j’en avais entendu parlé, mais je ne vois pas en quoi mon ailleurs avait forcément une faille en lui. Mais bon, je n’ai pas commenté son air suspicieux. Après tout, c’était lui le médecin-chef, moi je n’étais le médecin de rien — pourquoi faire ? — et le chef, encore moins. Un chef de moins que rien, en quelque sorte. Et je me suis tu car je ne voulais pas que ça puisse éveiller d’autres soupçons en lui. Je me suis dit qu’il en avait suffisamment comme ça, des soupçons réveillés. Et ça devait être lourd à porter, tant de soupçons. Et tant de réveils aussi. C’est fou, tout ce poids qui a l’air d’accabler un médecin-chef, parfois. — Et c’était comment, cet ailleurs ? « Sans faille », j’avais envie de répondre, mais là, la petite voix à l’intérieur de moi m’avait tout de suite murmuré à l’oreille « Mauvaise réponse » avant même que je n’ai répondu. Et j’étais soulagé qu’elle soit toujours en vie. — Bah… je m’étais repris. Il y avait la mer, et puis du sable. Beaucoup de soleil, aussi. Aveuglant. Des eaux turquoises et laiteuses, d’un bleu lagon. Et du sable comme de la farine. Blanc. Des crabes, des petits et des gros. Des cocotiers avec des lézards sur le tronc. Des lézards qui ressemblaient à des caméléons, mais qui n’en étaient pas, des caméléons, et qui se fondaient sur l’écorce des arbres qui, eux, en étaient vraiment, des arbres. Des chauves-souris géantes, comme des chiens volants. Tout noirs, les chiens volants. Ils se pendaient aux branches, la tête en bas, comme pour mieux regarder le paysage. Je ne sais pas si les paysages, on les apprécie mieux la tête en bas, docteur, mais eux c’est comme ça qu’ils faisaient. Je me suis baigné. L’eau était plus chaude que l’air. Et sous les eaux transparentes, j’ai vu une multitude de poissons multicolores. On aurait dit une toile de Picasso posée au fond de l’océan. Je ne sais pas comment il a fait pour peindre les poissons sous l’eau, Picasso, mais c’était un grand tableau, comme un tapis immense avec des coraux, des anémones, une succession de petits récifs et plein de petites taches de couleur toutes plus vives les unes que les autres pour les poissons. Tout ce que je sais, docteur, c’est que ça ne pouvait pas être de la peinture à l’eau, sinon ça n’aurait jamais tenu au fond de l’océan… Et c’est à ce moment-là, je crois, que je me suis réveillé et évanoui à la fois… Dans un grand silence, le médecin-chef me regardait avec des yeux exorbités de poisson porc-épic et d’un air encore plus grave que lorsque j’avais commencé mon récit. — C’est pas un rêve, il avait dit d’un ton sévère. C’est un véritable naufrage. Et il avait conclu : — Vous avez complètement dérivé. Là, je m’étais juste demandé, en même temps que la petite voix à l’intérieur de moi, s’il ne disait pas ça juste parce que mes rêves étaient plus beaux que les siens. |
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