un mot pour un autre :: les carnets de bord
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Filip Forgeau | Carnet du 28 juin posté le 29 juin
[Consigne d'écriture : Etat des lieux de sortie] Penser à ne plus être paranoïaque. Freiner ma schizophrénie. Oublier mes angoisses. Arrêter les médocs. Ranger mes délires au placard. Y remiser mes vieux démons. Ne plus se souvenirs de mes obsessions. Eteindre mes hallucinations. Tirer sur mes éléphants roses. Atténuer mes névroses. Colorier mes idées noires. Contrôler mon agressivité. Rentrer ma violence (trouver un endroit pour ça). Ne plus avoir la rage (peut-être se faire vacciner). Calmer mes tics (avec de la poudre ou un shampoing). Embellir mes dépressions. Cesser d’être maniaque. Et manger du manioc. Regarder tranquillement mes nuages passer comme de gros éléphants sur la ligne de l’horizon. Barioler mes poissons. Grimper le long de mes arbres. Y décrocher mes noix de coco. Boire leur lait (à grandes gorgées). Voler avec des plumes de perruches (ne pas se les mettre dans le cul). Etre rêveur. Voyager en grand (comme on fait le ménage). Me rouler dans mes vagues. M’enduire d’une mer laiteuse. Faire l’indien et l’océan. Franchir mes barrières de corail. Les explorer de fond en comble aussi. Etre lézard, caméléon, et gecko, et serpent, et chien volant, tout à la fois. Me prendre pour Picasso. Me souvenir de mes utopies. Croire qu’elles se réalisent. Mettre de la folie dans mes rêves (et vice-versa). Me baigner nu à minuit. Toucher une lune rousse. Caresser des raies manta et grandes ouvertes. Oublier le nombril du monde et se rappeler de tous les autres. Et des strings raies aussi. Draguer des sirènes. N’avoir plus une seule ambulance en mémoire. Ne plus entendre l’hélicoptère. N’avoir que des hydravions dans mon ciel. Et les pâles d’un ventilateur (les couilles en éventail). Ne jamais se sentir seul. Juste isolé. Etre une île. Un atoll. Ne plus laisser de peau morte derrière soi. Respirer des peaux bien vivantes. Des épidermes gorgés de soleil. Etre un lézard en plein cagnard. S’épanouir comme une queue de saurien. Faire sauter ma carapace. Avoir la fragilité d’une tortue de mer. N’avoir aucune urgence. Ni le jour, ni la nuit. Laisser le temps m’habiter. Sans angoisse. Sentir le sable sous mes pieds. Et le ciel au plafond. Aucun néon. Dessiner de gros moutons blancs en forme de nuages sur ma palette de bleus. Sortir tous les délires du placard. Etendre tous mes démons sur la plage pour qu’ils admirent le paysage. N’avoir qu’ailleurs comme obsession. Tout faire pour qu’ailleurs devienne ici. Esquisser une nouvelle carte du monde. Etre indien et pacifique. Allumer des étoiles. N’avoir que de l’écume sur le replis des lèvres. Accepter toutes mes failles, mes tsunamis et mes tremblements de terre. Trembler contre le corps d’Asiloé. Celle qui a des étoiles de mer au fond des yeux. Et des fonds sous-marins sur tout le reste du corps. Apprivoiser mes animaux sauvages. Tout en les laissant libres. Vivre avec eux. Ne plus craindre mes barracudas et mes requins. Nager bien au fond de l’eau. Se retirer du monde comme après avoir fait l’amour. Partir loin. Sans plus regarder en arrière. Laisser mes regrets quelque part dans un port ou un aéroport. S’embarquer. Prendre sa destination de bout du monde pour sa destinée. Même quand elle est incertaine. Prendre ses dérives pour des réalités. Ses désirs pour des ordres. Etre enfin prêt pour le désordre. Le grand départ. Tout chambouler. Marcher la tête en bas. Et les pieds tout là-haut là-haut. Courir avec les crabes et les bernard-l’hermite. Onduler comme un serpent. Laisser sa trace dans le sable. Attendre les couchers du soleil. Et les levers de la lune. Jour après jour. Nuit après nuit. Ne rien se laisser ordonner. Même par un médecin-chef. N’avoir pas le mal de mer. Juste le mal de terre, un peu, quand on a trop vogué. Ne plus penser à rien. Etre oublié de tout. Ne rien ressasser. Se laisser porter par le ressac de la mer. Faire des plongées sous-marines. Observer les fourmis gravir des dunes minuscules. Vivre nu. Lézarder au soleil. Et regarder sa queue se gorger de chaleur. Gonfler au soleil. Dorer comme une pépite. Laisser les doigts d’Asiloé la pétrir dans sa paume. La laisser enfler comme un caméléon. Et prendre toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Jusqu’à ce qu’en jaillisse un éclair de sable blanc. Et que se ferment sous l’éclair les douces paupières d’Asiloé. Et que les lèvres d’Asiloé en boivent le lait tout en léchant les noix de coco toutes dures dans le creux de son autre main. Et s’endormir enfin. Sans plus se réveiller. Sans plus se réveiller ailleurs qu’ici…
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