un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

Pascale Lemée | Carnet du 10 juin posté le 11 juin

[Consigne d'écriture : l’heure, la minute, la seconde…]

Vingt-trois heures, vingt-cinq minutes et trente secondes, je viens de dire au revoir à Jean-François, de l’embrasser, il part demain pour Paris.

Je réalise soudain que j’ai oublié Paris, que pas une seule fois depuis mon arrivée je n’ai pensé à Paris. Là où je me tiens, j’habite, oui, vraiment.

Et je crois ça, que toujours ici j’ai vécu, que jamais je n’ai connu d’autres villes, d’autres pays, tout ici m’est devenu tellement et si rapidement familier, d’aucuns diraient étrangement familier, dangereusement familier, et ils auraient raison peut-être… ou tort, qu’importe…

Ce soir à marcher dans les allées éclairées, calmes et silencieuses, je me sentais chez moi, et j’ai pensé  « je suis déjà une habituée »… je suis une habituée…

J’ai regardé dans le clair obscur la terrasse, le cèdre du Liban, ai relu pour la énième fois les noms inscrits sur chaque pavillon, et je n’ai pu m’empêcher de sourire, j’aime « revenir », « reconnaître » et par dessus tout j’aime « me souvenir »…

Et puis parce que nous nous sommes un peu perdus, un peu égarés sur le chemin du retour, tout à coup, j’ai mal supporté d’être libre d’aller et de venir quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, tout à coup, oui, je me suis sentie impudique, presque indécente de jouir de cette liberté-là…

Alors après avoir dit au revoir à Jean-François, après l’avoir embrassé, très vite dans ma chambre je suis rentrée. Là dans le silence j’ai su à les écouter qu’ensemble cette nuit encore nous avions été… je crois même avoir entendu quelqu’un dire dans son sommeil, derrière les murs, que j’étais folle d’avoir des idées pareilles… soulagement… sourire… complicité…

Zéro heure, quarante-cinq minutes et une poignée de secondes… on se voit demain, c’est promis… et peut-être que dans la nuit nous nous promènerons encore…

 

* * * * * *

 

[Carnet de bord]

Ce qui vient de l’extérieur, de l’au-delà les barrières automatiques, des grilles vers l’intérieur…
Un ballon de football, une cartouche de cigarettes, un carnet de timbres, une carte téléphonique, des rochers au chocolat, du parfum, un magazine littéraire, Charlie-hebdo, de l’eau de toilette.

Ceux qui viennent de l’extérieur… de la ville, des autres villes…
Jean-Louis, Filip, Christine, les sonneries de téléphone, les voix de M, V, A et S…
Le courrier, deux lettres avec sur l’enveloppe mon nom écrit de la main de JC sur l’une, mon nom écrit de la main de S sur l’autre… leur prénom tout entier écrit de leur main à l’intérieur…

Ce qui vient de l’extérieur et qu’ensemble nous partageons…
Le soleil sur ma table de travail dès le matin, sur le parc, le vent qui s’engouffre par ma fenêtre ouverte, souffle dans les arbres, les buissons, l’eau pour la toilette, la vaisselle, les repas, sans sel, sans saveur, le pain trop mou ou trop dur, toujours sans goût, la circulation des voitures, l’hélicoptère blanc regardé, entendu au dessus des pavillons, le glas de la cloche de la chapelle toutes les heures,le café dans les pavillons, à la terrasse de la cafétéria, bon et chaud avec ou sans sucre, avec ou sans lait, les cigarettes, les siennes, celles demandées comme celles offertes, les cendriers, le feu le même pour tous, les allées du parc qui rendent possible l’accès à tous les pavillons, qui autorisent, favorisent, encouragent la promenade, mais qui n’indiquent pas la direction vers la sortie, les pelouses où personne ne s’assoit, ne s’allonge, ne joue, ne lit, les bancs où tout le monde peut, est autorisé à s’asseoir et où presque tout le monde s’assoit mais ne s’allonge pas, jamais, le blanc et le vert d’eau de l’uniforme des infirmières, le blanc des blouses des ambulanciers, des cuisiniers, des médecins, le rouge des voitures de sécurité, des voitures de pompiers, le bleu marine et rouge des pull-overs, des tee-shirts des pompiers, le vert des salopettes des jardiniers, de leurs machines électriques, le bleu et blanc des ambulances, les verts tendres des feuilles des arbres, des buissons, des haies, le rouge sang des prunus, le jaune de l’herbe brûlée…

Ce dont on ne sait plus très bien d’où ça vient, ni vers qui, vers quoi ça va…

La fatigue, les restes d’une fatigue ancienne dont on ne sait déjà plus de quoi elle était faite, à laquelle viennent s’ajouter des yeux cernés, de maux de dos et de tête… Une certaine sensation de solitude… une solitude certaine… La présence des autres amicale ou hostile, intéressante ou intéressée, qui parfois passe, vous croise indifférente mais qui cependant se donne à voir et demeure identifiable, c’est du moins ce que l’on voudrait croire, c’est ce qui nous rassure de croire. Le temps, pour tous, rythmé par les heures incontournables, du lever et du coucher, du petit déjeuner, du déjeuner et du dîner. Les rendez-vous professionnels ou privés, ceux qui de professionnels deviendront privés, ceux qui ne sortiront pas du cadre professionnel, qui du cadre resteront prisonniers. Les rencontres de hasard, improbables, risquées, imposées ou désirées, heureuses, enrichissantes, jamais décevantes. L’angoisse face à l’autre, pour l’autre. La peur pour l’autre, de l’autre, pour soi. Une sensibilité que tout exacerbe et la chaleur et le froid, et la pluie et le vent, et les regards et les sourires, les odeurs et les parfums, et l’absence d’odeur et de bruit, et les bruits et les silences, et le frôlement des corps et l’évitement des corps, et les paroles dites et les mots entendus…

 

 

 

 


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