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Pascale Lemée | Carnet du 24 juin posté le 25 juin


 

HO, HDT, HL, ici c’est ainsi, immédiatement après avoir dit son prénom, que l’on se présente. HO pour Hospitalisé d’Office, HDT pour Hospitalisation sur la Demande d’un Tiers, HL pour Hospitalisation Libre. Les conditions, les circonstances de son « séjour », de son « enfermement », de son « hospitalisation » chacun tient à me les préciser, c’est important, ça explique tant de choses, ça devrait pouvoir n’est-ce pas, en expliquer tant, c’est je crois ce que vous voulez me faire comprendre, et comment ici, dans ce pavillon-ci, on est plus enfermé que dans les autres, que dans tous les autres ; tellement que très vite vous me parlez des sorties, de ce besoin d’aller non pas en ville mais d’aller là, juste là dans le parc pour faire quelques pas « sentir l’air sur son visage, respirer autre chose » parce que « ça nous ferait tellement de bien » vous dites, parce que « c’est tellement nécessaire » vous dites encore, de faire quelques pas dans le parc même accompagnés puisque la loi l’exige.
La loi ici elle est partout, à la lettre elle est suivie, elle emprisonne vos corps, empoisonne l’air, elle fait l’atmosphère plus lourde, plus oppressante, de vous elle nous protège mais de vous-mêmes elle vous protège aussi.
« C’est moi qui ai demandé à venir ici » vous racontez. « Si j’avais été dans une unité où je pouvais aller et venir, j’aurai été trop tenté. » Je vous regarde, je vous écoute… vous êtes si jeune… Vous me dites l’objet au dehors de votre tentation et j’ose vous demander : « De quoi vous avez envie pour après, je veux dire quand d’ici vous serez sorti ? » Vous dites : « D’être comme tout le monde. D’avoir une voiture, de trouver un travail, de construire une famille. »
Mais tous recommencent à parler des sorties, à dire combien c’est important, combien ils en ont besoin et puis tout à coup toujours avec la même intensité mais toujours aussi calmement ils me parlent des cigarettes. J’entends que fumer quand vous le désirez est un acte de liberté et que cette liberté vous la revendiquez autant que celle des sorties mais là je perds pied, ne comprends plus, la loi jusqu’à vous interdire de fumer se serait-elle imposée là aussi ? Alors vous m’expliquez qu’il y a des heures pour fumer, que tous ensemble vous devez aller dans la cour goudronnée entourée d’un grillage, là juste derrière la baie vitrée, que ce sont les infirmières qui vous donnent votre cigarette, une cigarette à chacun pas plus et ce toutes les deux heures, et que c’est au maximum dix par jour. Dans la cour deux infirmières doivent être présentes, c’est le règlement intérieur. Les infirmières elles détiennent les cigarettes, les briquets, les clés qui ouvrent et ferment toutes les portes, elles sont aussi celles qui à vos yeux peuvent tout ouvrir comme tout refermer, un mot leur suffit, c’est ce que vous croyez, et c’est ce qui est, même quand ce mot n’est pas toujours par elles décidé. A vos côtés elles sont en permanence et à leurs côtés en permanence vous vous tenez. Trois elles sont pour vous qui êtes quinze.
Les infirmières, je les regarde, elles sourient, apportent des précisions, expliquent le règlement, le justifient parfois, l’assument et le subissent parfois aussi, complètent vos propos, ne les commentent pas, ne les trahissent pas, jamais. Je les regarde, elles sont douces, calmes, apaisantes. Elles, elles savent… C’est ce que je pense à les regarder, toutes sont instruites d’une connaissance qui m’échappe, je pense encore. Toutes trois me disent ou me laissent entendre des mots qui les racontent elles, et puis vous, vous qui les occupez, les préoccupez, les accaparez. De leur regard, de leur sourire vous n’êtes jamais absents.
C’est l’heure de la cigarette, ensemble vous vous levez, en un instant la table autour de laquelle nous étions tous assis se vide, résonne alors votre phrase : « Moi, j’ai rien à dire. J’avais pas envie de venir. Est-ce qu’on m’aurait obligé à venir ? » Vous me regardez, vous souriez et puis vous dites : « On a  un peu insisté… mais je suis comme lui, j’attends la pause cigarette. »
Voilà, ensemble nous avons passé le temps jusqu’à ce moment-là, pour une fois vous avez attendu en ma compagnie différemment, c’est tout et c’est bien, c’est du moins ce que j’espère que ce temps pour une fois vous ait semblé moins long.

 

 

 


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