un mot pour un autre :: les carnets de bord
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Pascale Lemée | Carnet du 30 juin posté le 1er juillet
[Consigne d'écriture : Etat des lieux de sortie] Etats des lieux à la veille de la sortie, ce sont des vies qui dans la nuit de lundi à mardi se sont racontées, qui à midi dans la chaleur d’une cuisine se sont laissées découvrir, là où d’autres encore dans l’après-midi se sont écrites… et c’est encore aujourd’hui pour notre ultime rendez-vous à travers une lecture partager ce que vous nous avez donné…
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Choses vues, Choses entendues… (suite)
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Retour De retour depuis un après-midi, une nuit, une matinée à Paris, je suis. Le décor que j’avais quitté il y a trois semaines est resté intact au dedans comme au dehors, et j’ai fait mécaniquement dès la porte de mon appartement franchie des gestes mille fois répétés, et suis allée dans les mêmes magasins des mêmes rues faire quelques courses, poster quelques lettres, malgré la fatigue ou grâce à cette même fatigue qui tendait mes nerfs, paralysait mon esprit, j’ai voulu que tout soit en place au plus vite, que tout reprenne sa place au plus vite, pourquoi je l’ignore, et ne me suis pas arrêtée pour y penser. Dans la nuit, pourtant, il m’a fallu soudain réfléchir pour savoir depuis combien de temps j’étais à nouveau chez moi, mais il serait plus juste de dire que je ne savais plus soudain depuis combien de temps je n’étais plus là-bas… là-bas dans le pavillon des ambulanciers, avec vous dans les allées, à la terrasse de la cafétéria, dans les unités… Dans cette même nuit j’ai lu le courrier qui s’est accumulé en mon absence, les mails auxquels trois semaines durant je n’avais pu avoir accès, et j’ai pu enfin visiter le site Un mot pour un autre… A relire certains de mes textes j’ai mesuré combien ils avaient été écrits « au dedans » combien de chacun de vous ils portaient et la trace et l’empreinte, mais combien aussi sortis de leur contexte ils perdaient tout ou presque de leur essence, entachés, prisonniers comme ils le sont de ma respiration, de mon « écriture ». Otez-leur les termes « techniques » , le vocabulaire spécifique et tous mes mots qui vous racontent auraient pu être écrits ailleurs et pourraient être « remplis » par d’autres que vous. Je devrais pouvoir faire une autre lecture et penser que justement ce qui apparaît là dans ces lignes raconte très exactement mon sentiment premier, celui-là même qui disait qu’entre vous et moi il n’y a pas de différences, qu’il n’existe pas un « dedans » et un « au dehors » de l’hôpital, que ce qui a fait écho en moi c’est vous, chacun de vous et uniquement ça au-delà du lieu, de la maladie, mais je ne le peux pas, et je me suis trompée et d’une certaine façon vous ai trahis. L’écriture, la mienne, vous a tous, un à un, vampirisés et je n’ai pas su, malgré mon impérieux désir de vous « dire », vous rendre tout ce que vous m’avez donné. J’entends encore la question de cet homme la veille du départ : « Dites comment c’était avant et après. Oui, dites ce que vous pensiez d’Esquirol avant d’y venir et ce que vous en pensez maintenant que vous y avez vécu. » La phrase depuis me poursuit, je n’entends plus qu’elle et je comprends que sa question était une demande, ce qu’il voulait savoir c’est si grâce à notre venue par le « dehors », « les gens du dehors » il y aurait une chance, une possibilité que maintenant ils soient lui et tous les autres reconnus et acceptés, respectés et aimés. Je comprends soudain qu’il était de ma responsabilité de répondre à ça, ou du moins de donner des éléments de réponse, et je constate que tous mes mots en sont privés, que je dois admettre que j’ai été et suis encore comme cet homme, comme chacun d’entre vous dans l’impuissance à dire ce qu’il en est « d’ici », et que je suis à mon tour face à ceux du « dehors » dans ce qui tant de fois m’a été dit par vous, que vous soyez patients ou soignants « On ne parle pas, ce qui se vit ici c’est de l’ordre de l’indicible. » Sur l’indicible j’ai tenté de mettre des mots, et je l’ai fait sans réfléchir, bêtement, brutalement, j’étais là pour ça, ma réflexion s’est arrêtée là, je sais seulement aujourd’hui comme vous le savez depuis des semaines, des mois, des années, que cela est impossible. Mais je voudrais vous dire encore si j’ai échoué, et j’ai échoué à vous raconter, à vous écrire, chacun d’entre vous je l’ai reconnu et accepté, respecté et aimé.
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