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Pascale Lemée | Carnet du 30 juin posté le 1er juillet

 

[Consigne d'écriture : Etat des lieux de sortie]

Etats des lieux à la veille de la sortie, ce sont des vies qui dans la nuit de lundi à mardi se sont racontées, qui à midi dans la chaleur d’une cuisine se sont laissées découvrir, là où d’autres encore dans l’après-midi se sont écrites… et c’est encore aujourd’hui pour notre ultime rendez-vous à travers une lecture partager ce que vous nous avez donné…

 

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Choses vues, Choses entendues… (suite)


Des hommes et des femmes assis en cercle dans des fauteuils, sur des chaises. Des hommes et des femmes aux cheveux blancs, aux dos arrondis ou encore droits, les yeux ouverts ou fermés, bavards ou silencieux, espiègles ou timides, curieux ou indifférents, se connaissant pour certains depuis l’enfance…

Les femmes de mes amis sont mes amies.

Trois femmes encore jeunes, attentives… à ces hommes et à ces femmes attentives.

Ceux qui lisent ne sont pas ceux qui écrivent.

Les fenêtres fermées par cette chaleur.

J’ai été boucher pendant cinquante ans. Mon ailleurs c’est la viande.

Une femme qui cherche à mettre ses lunettes, le temps qui à son geste s’accroche…

On est voisin, on se connaît depuis qu’on est tout petit.

Le regard fixe de cet homme gentil momentanément absent…

Elise, elle sait tout, mais elle dira rien.

Deux pieds bots dans le prolongement des jambes d’un homme au corps fragile.

Pour faire ce métier, il faut aimer les gens.

La machine à glaçons du self.

Tu liras… y a un mot pour toi…

Sur une porte en verre « Mères avec bébés ».

Ils ne sont pas aimables, alors que tout même ils sont à notre service.

Le collier anti-agressions.

Je sors demain. Je l’ai appris ce matin… je sors demain, enfin !

La cuisine nettoyée en un clin d’œil.

J’ai planifié mon suicide.

Le solarium comme au premier jour, vide.

Je vais pouvoir l’écrire pour de vrai…


Un briquet avec un dauphin.

On est un petit groupe de quatre, on a décidé de continuer à se voir dehors.

Les pichets à eau, en fer.

Ils nous assomment de médicaments.

L’adolescent blond qui s’avance pour la première fois vers moi, que je salue, qui m’attire vers lui et m’embrasse.

Ils ont voulu me faire des électrochocs mais j’ai refusé. Pas question qu’ils touchent à mon cerveau.


L’intérieur de la loge de l’entrée principale.

Cette chaleur et les médicaments vraiment…

Le torse nu d’un homme derrière une fenêtre fermée.

Vous êtes un vrai clown ? Vous avez tous les vices, alors !

Le badge en bois au revers de la blouse de l’aide soignante.

Leur dire bonjour le matin, c’est comme prendre leur température, on sait à toutes sortes de petits détails comment ils vont, ça va de la façon dont ils sont rasés, à une coiffure, en passant par la poignée de mains, si elle est moite, molle, ou ferme, un regard, un mot… On les connaît tous très bien.

Un costume neuf.

Oui, il y en a beaucoup qui reviennent, ici c’est pour certains leur seule famille.

Au rez-de-chaussée une jeune fille, dans son lit face à une porte-fenêtre, allongée.

Et si on a le malheur de répondre, on est puni.
Quelles sont ces punitions ?
Augmentation des doses de cachets, pas de sorties.

Les cheveux dans les nuques, sur les fronts de sueur plaqués, les fronts et les cous ruisselants, les jambes et les épaules dénudés, les pieds nus dans les souliers.

Les gens comme moi, comme ils ne supportent pas qu’on soit plus haut qu’eux, ils font tout pour nous maintenir en bas.

La terrasse se vide d’un coup aux toutes premières gouttes d’eau de pluie.

Ils sont très demandeurs, très envahissants, mais c’est vrai qu’il y a aussi beaucoup de souffrance, une grande détresse.

Des cheveux, une barbe fraîchement coupés.

Je ne suis pas certain qu’on leur fasse toujours du bien ici.

Le parc automobile.

On ne s’est jamais vu, d’accord ?

Une lettre de toi.

 

 

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Retour

De retour depuis un après-midi, une nuit, une matinée à Paris, je suis. Le décor que j’avais quitté il y a trois semaines est resté intact au dedans comme au dehors, et j’ai fait mécaniquement dès la porte de mon appartement franchie des gestes mille fois répétés, et suis allée dans les mêmes magasins des mêmes rues faire quelques courses, poster quelques lettres, malgré la fatigue ou grâce à cette même fatigue qui tendait mes nerfs, paralysait mon esprit, j’ai voulu que tout soit en place au plus vite, que tout reprenne sa place au plus vite, pourquoi je l’ignore, et ne me suis pas arrêtée pour y penser. Dans la nuit, pourtant, il m’a fallu soudain réfléchir pour savoir depuis combien de temps j’étais à nouveau chez moi, mais il serait plus juste de dire que je ne savais plus soudain depuis combien de temps je n’étais plus là-bas… là-bas dans le pavillon des ambulanciers, avec vous dans les allées, à la terrasse de la cafétéria, dans les unités… Dans cette même nuit j’ai lu le courrier qui s’est accumulé en mon absence, les mails auxquels trois semaines durant je n’avais pu avoir accès, et j’ai pu enfin visiter le site Un mot pour un autre… A relire certains de mes textes j’ai mesuré combien ils avaient été écrits « au dedans » combien de chacun de vous ils portaient et la trace et l’empreinte, mais combien aussi sortis de leur contexte ils perdaient tout ou presque de leur essence, entachés, prisonniers comme ils le sont de ma respiration, de mon « écriture ». Otez-leur les termes « techniques » , le vocabulaire spécifique et tous mes mots qui vous racontent auraient pu être écrits ailleurs et pourraient être « remplis » par d’autres que vous. Je devrais pouvoir faire une autre lecture et penser que justement ce qui apparaît là dans ces lignes raconte très exactement mon sentiment premier, celui-là même qui disait qu’entre vous et moi il n’y a pas de différences, qu’il n’existe pas un « dedans » et un « au dehors » de l’hôpital, que ce qui a fait écho en moi c’est vous, chacun de vous et uniquement ça au-delà du lieu, de la maladie, mais je ne le peux pas, et je me suis trompée et d’une certaine façon vous ai trahis. L’écriture, la mienne, vous a tous, un à un, vampirisés et je n’ai pas su, malgré mon impérieux désir de vous « dire », vous rendre tout ce que vous m’avez donné. J’entends encore la question de cet homme la veille du départ : « Dites comment c’était avant et après. Oui, dites ce que vous pensiez d’Esquirol avant d’y venir et ce que vous en pensez maintenant que vous y avez vécu. » La phrase depuis me poursuit, je n’entends plus qu’elle et je comprends que sa question était une demande, ce qu’il voulait savoir c’est si grâce à notre venue par le « dehors », « les gens du dehors »  il y aurait une chance, une possibilité que maintenant ils soient lui et tous les autres reconnus et acceptés, respectés et aimés. Je comprends soudain qu’il était de ma responsabilité de répondre à ça, ou du moins de donner des éléments de réponse, et je constate que tous mes mots en sont privés, que je dois admettre que j’ai été et suis encore comme cet homme, comme chacun d’entre vous dans l’impuissance à dire ce qu’il en est « d’ici », et que je suis à mon tour face à ceux du « dehors » dans ce qui tant de fois m’a été dit par vous, que vous soyez patients ou soignants « On ne parle pas, ce qui se vit ici c’est de l’ordre de l’indicible. » Sur l’indicible j’ai tenté de mettre des mots, et je l’ai fait sans réfléchir, bêtement, brutalement, j’étais là pour ça, ma réflexion s’est arrêtée là, je sais seulement aujourd’hui comme vous le savez depuis des semaines, des mois, des années, que cela est impossible. Mais je voudrais vous dire encore si j’ai échoué, et j’ai échoué à vous raconter, à vous écrire, chacun d’entre vous je l’ai reconnu et accepté, respecté et aimé.
Et de même si de retour on peut parler, il est uniquement en ce qui me concerne géographique, d’avant et d’après il n’y a pas eu pour moi, seulement du temps qui a continué à passer, à se vivre, qui en moi s’est inscrit avec vous, pour vous et à travers vous et qui ici se prolonge. Mais si là où je me tiens, j’habite, si « entre » je suis encore, je sais désormais que ce n’est pas suffisant, que ce n’est pas possible d’être comme ça toujours et partout et tout le temps de passage, et ça c’est que vous m’aurez appris, c’est ce que chacun de vous m’aura appris.
« Quand on vient une fois à Esquirol, on y revient toujours. » Je crois ça même si jamais je ne devais revenir, je le crois grâce à vous, à cause vous et aussi à cause des mots de Sarah L :
« Je me disais justement souvent que “ça” peut advenir, comme “ça”. La folie. Comme une condition possible, un devers soi. Non, un en-soi. Au fond.
Ça, c'est toute notre profondeur.
Notre raison ne serait qu'une ligne de flottaison ténue. Tenue. »

 

 


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