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François Chaffin | Carnet du 7 juin posté le 8 juin

 

Observation, déduction (1)

A la Châtaigneraie, l’espace multi-occupationnel jouxte le local poubelle, qu’on ne nous a pas fait visiter.

Bon, je résume : si tu ne sais pas quoi faire, ou si tu ne sais faire qu’une seule chose, ou encore si tu fais mal les choses, alors pour toi les affaires tournent vinaigre.

Et c’est là que tu passes dans le local d’à côté…

 

Observation, déduction (2)

La culinothérapie. Quand Jack (l’ambulancier, faut-il que je le répète) a faim, il vient partager avec ses amis malades un repas qu’ils ont préparé ensemble.

Mais Jack n’existe pas. Peu importe, l’appétit vient en mangeant, c’est un festin quoi qu’il en soit, et Jack a bien envie de conclure ces agapes par un petit bel canto de sa façon.

 

 

 

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Rencontre avec F.

F. est pensionnaire depuis quarante-trois ans à l’hôpital psychiatrique Esquirol.

Rien dans son comportement ni dans son apparence ne nous révèle les raisons de l’extrême longévité de sa fréquentation de l’endroit.

Ni fissure qui lui remonterait sous la chemise pour s’irriguer alentour de son visage, ni yoyo des mots qui lui passerait entre les dents, ni geste brusque ni attentat au bon sens.

Pas plus que pour tel ou telle, il ne semble qu’en son obscurité intime quelques plombs aient grillé, ou que d’incessants rongeurs arpentent sa contrebasse.

F. dit qu’il ne cherche pas de complications.

Il dit ça sans mentir, comme on croque une évidence, comme on se mouche dans un mystère.

Sans savoir pourquoi, peut-être juste afin d’être conciliant avec sa présence, je lui tends une paire de lunettes, celles qui me servent à démêler les questions des réponses.

F. est également un homme courtois : il s’en saisit, tourne l’objet dans son périmètre inventif, et décide d’en peindre les verres au moyen d’un marqueur indélébile et noir, ce jusqu’à leur totale opacité.

Une fois fait, il chausse les lunettes sur son nez, décide de ne plus jamais rire de son grand rire d’habitué, et m’annonce qu’à partir de cet instant personne n’est plus en mesure de le voir.

Depuis quarante-trois ans que F. est soigné à Esquirol, c’est la première fois qu’il dit un truc de ce genre, c’est aussi la première fois qu’il se sent l’humeur aux oiseaux.

Depuis quarante-trois ans que F. est soigné à Esquirol, il a vu se succéder dix-sept médecins au-dessus de sa folie, et la plupart sont repartis travailler ailleurs, ou ont abandonné la profession, ou sont décédés…

F., lui, se sent maintenant tout à fait libre d’aller et venir…

 

 

 

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[Texte pour l'atelier d’écriture de Filip Forgeau. Ssujet : écrire sur l’objet personnel qu’une personne vous a confié.]

La Châtaigneraie

Jack m’a donné une chaussure.

Jack m’a donné une chaussure.

Jack, c’est l’ambulancier du pavillon du grand Esquirol, et d’ailleurs il n’existe pas.

Maintenant il va pieds nus de moitié, clopin mais pas clopan, et dans son vagabondage un peu boiteux, il prétend même s’appeler Pierre.

« Pipeau ! Sornettes ! Billevesée ! Mensonge ! »

Oh, Jack, mensonge, trois fois mensonge ; c’est rien que des histoires toute la peine que tu te donnes en cachant ta blouse et m’offrant cette chaussure…

Jusqu’à hier, tu baratinais du Pierre à qui voulait l’entendre, et tous te donnaient à leur tour du bon patronyme d’apôtre, crainte de t’envoyer direct au chagrin.

Et puis nous, les super-scribes, nous sommes arrivés, la grosse cavalerie des stylos des portables des bouquins des ordinateurs des dicos, toute la méchante boutique à produire un sérum fabuleux, un acide pour aussitôt dissoudre vérités, réalités.

Là, Pierre, je dis Pierre pour te faire un peu de bien, là j’ai bien vu que nos figures d’écrivains à gages te collaient une vraie frousse, de cette peur bleue qui vous attrape quand on devine qu’on vient de perdre le contrôle.

Et quand j’ai gueulé un bon coup : « Hé, Jack ! ils sont où les malades, à quoi on les reconnaît les malades, Jack, qu’est-ce que tu fous avec une seule chaussure, alors toi aussi tu as perdu la tête, toi aussi t’es devenu fou ?! »

 

 

 

 

 

 


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