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François Chaffin | Carnet du 13 juin posté le 14 juin

 

Ici
J’habite ici depuis si longtemps
Des semaines, combien ?
Des jours et des nuits, combien ?
Des mois peut-être, combien ?
Des années ?
Je ne sais pas
Je ne sais pas non plus où se trouve cet ici
Quelque part
Quelqu’un m’a dit quelque part
Je ne sais pas
J’ai oublié ?
Ici les gens sont gentils
Les gens de toutes sortes
Des comme ci des comme ça
Des gens bien des gens mal
Des qui s’en vont d’autres qui reviennent
A force
On se connaît presque tous
Même les nouveaux
Les nouveaux on les connaît déjà
C’est toujours un peu les mêmes ?
Et les médicaments
De toutes les couleurs
Des en forme de pilule
Des en forme de cachet
Des en forme et des pas en forme
Un peu comme les gens ?
J’habite ici
Vous avez vu comme il fait beau ?
Des couleurs et des lumières
Au début surtout
Des couleurs qui deviennent floues
Se délavent ?
Au début et puis elles foutent le camp
De moins en moins de couleurs
Des médicaments encore
Des trucs de plus en plus blancs
Et les blouses vertes
Elles aussi sont devenues blanches
Comme les couloirs
De plus en plus de couloirs
Cette lumière tout au bout
Si blanche ?
Et même les bruits
Tous les bruits qui habitent les couloirs
Même ma chambre
Les mots gentils des blouses blanches
L’horloge et la télévision
Les oiseaux par la fenêtre
La nourriture dans les plateaux-repas
Plus rien que de la lumière
Tout se surexpose
Se surexpose
Vous comprenez ?
Ça veut dire que tout devient blanc
Les gens les copains les copines
La famille les sentiments les envies
Le bruit quand je respire
Le bruit quand je soupire
Surexposés
Ça veut dire comme si le soleil m’était rentré dedans
Le soleil si blanc
Vous comprenez, dites, vous comprenez ?
Maintenant je n’y vois plus rien
Trop blanc
Je ne vois plus les contours
Comme si… comme si…
C’est difficile à expliquer
Comme si toute cette lumière
L’ogre flambant qui est à l’intérieur de moi
Un jet de blanc à travers moi
Un jet de blanc, est-ce que c’est une métaphore ?
Enfin je ne distingue plus ce que je suis
De ce qui est autour
Le blanc fait son travail
Il me bouffe par en dedans
Pleine lumière
Et je ne vois plus rien du tout
Vous pouvez vous imaginer ça ?
Mais pourquoi je vous raconte ça
Même vous je ne sais pas où vous êtes
Je ne sais pas ce que je vous dis
Je me demande si vous m’écoutez encore
Tout est blanc
Je me demande si vous vous en rendez compte
J’aimerais bien voir votre visage
Tout est blanc
Pour vous aussi tout est blanc ?
Est ce que c’est moi, uniquement moi ?
Vous avez une cigarette ?

 

* * * * * *

 

Jack ne fait pas l’affaire en curé

A l’hôpital on cherche un nouveau curé. Jack, qui est un rapide, a postulé. Mais il ne s’est pas présenté à l’entretien préliminaire. C’est tout Jack, ça, il n’est jamais là quand on l’attend, toujours fourré dans son ambulance, ou dans son pavillon, jamais là où on l’attend. Pour le poste de curé, ça m’étonnerait beaucoup que sa candidature soit retenue. Jack est furieux, il aimerait pourtant changer de job, arrêter de conduire à toute berzingue une voiture qui n’en peut mais, se consacrer à sa passion pour les hommes, se dévouer aux autres, corps et âme. Le chef du personnel, qui est une personne responsable et un peu athée sur les bords, le chef du personnel donc ne semble pas vouloir prendre en considération sa demande de mutation. Principalement pour la raison qu’il doute beaucoup que Jack existe réellement. « Hérétique, chien d’infidèle, Sarazin ! » hurle Jack de plus en plus furieux, et il ajoute avec véhémence : « OK, personne ne sait si Dieu existe vraiment, et personne n’en fait un fromage, c’est bien pour lui qu’il s’agit de bosser, non ?!? »
« C’est maladroit, ce que tu dis, Jack, t’es viré, tu seras jamais curé, consigné ad vitam aeternam dans ton ambulance, dégage de mon bureau ! » lui répond le chef du personnel qui en a plus que marre de ce bonhomme qui n’est jamais là où on l’attend, jamais là quand on l’attend.
Moi, je regarde passer en trombe l’ambulance de Jack, gyrophare et sirène à toc, et je me dis qu’il n’a pas tort, au fond, et qu’un type dont on ne sait pas vraiment s’il existe peut bien bosser pour un Dieu dont on ne sait pas s’il existe réellement, et réciproquement…

 

 

 

 

 

 


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