un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

François Chaffin | Carnet du 27 juin posté le 28 juin

 

Réminiscences…

Ils sont tous autour d’une table, une dizaine d’hommes et de femmes aux patiences presque centenaires, qui venu à pieds depuis son lointain souvenir, qui en fauteuil à roulettes ou au bras d’une infirmière, apportant son humanité tremblante à l’assemblée.
Je suis assis entre eux, moi, ma gueule, ma moitié de vie, ma pleine faculté.
Je suis assis et je les regarde, avec des yeux de papillon, crainte de les bousculer, de les basculer.
Je suis assis et je parle enfin pour étrangler le silence qui épaissit nos distances, nos grandes précautions et nos réticences…
Je ne parle que pour mettre des mots dans le pot commun, qu’à leur tour ils fouillent au récipient et me donnent ces paroles qui habitent les vieux villages des vieux corps.
Ce sont ces mots que j’ai envie de partager, et plus encore que les mots, j’ai besoin de sentir le chemin qu’ils font dans les corps pour aller de la mémoire à la bouche.
Tous ensemble, ils ont presque mille ans, et je sens bien à travers eux les trésors d’hommes et de femmes enfouis où les mains ne vont plus si souvent, et dont les cartes s’effacent peu à peu.
Des guerres et des familles, des fuites et des amours, des boulots, des retours et des prières, des chansons, du bon vieux temps et du sale temps…
Je me fous bien de ma petite boutique des belles lettres ; c’est à travers eux que je voudrais passer ma rétine, et voir comme ce présent de notre rencontre n’existe que sur un gigantesque terril de souvenirs entassés, dans quoi Esquirol tente de maintenir le plus longtemps possible le dessin des sentiers qui le jalonnent, avant que tout ne parte en abandon.
« Moi, j’ai toute ma raison, j’ai plus d’yeux ni d’oreilles, et toute la machine qui se grippe, mais j’ai de la chance, parce que j’ai toute ma raison… »
Comme elle a raison, et une autre d’ajouter : « Moi, non. Moi, tout est bouleversé dans ma tête, j’ai l’impression que c’est moi qui danse dans ma tête ! »
Les paroles circulent, nous parlons d’une vie qui semble s’être recroquevillée dans quelques recoins de l’être, et n’en sort plus que par petites salves, peut-être entre systole et diastole, charriée par ce même sang qui les a vu naître.
« Vous savez mon garçon, je préférerais avoir un cancer, pour que ma maladie se voie aux yeux de tous, plutôt qu’être frappée au mental, et qu’alors je sois seule à contempler mon malheur… »
Un monsieur qui n’avait rien dit jusqu’à présent s’exclame : « Tout ce qui se passe dans ma tête, c’est exactement comme du rétro-pédalage ! »
Qu’est-ce que tu peux répondre à ça…
A certains d’entre eux la vieillesse s’est présentée un jour, elle ne s’est pas annoncée, elle a toqué sur la tête du monsieur ou de la dame, et a simplement dit : « C’est moi, je suis venue de loin, et maintenant nous habiterons ensemble. »
Autour de la table, des regards et des bouches sortent encore quelques morceaux de vie, les mains les posent en tremblant sur la table.
Nous les regardons et nous nous regardons en souriant : on dirait de petites marionnettes…

 

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[Consigne d'écriture : Portrait de l’autre]

L’autre est là, indistinct, présentement, pour toujours et perpétuellement.
Je ne me distingue plus de lui que par l’heure du réveil, et l’ordre dans lequel nous prenons tour à tour un premier café.
Nous glanons dès lors, avec cette même nécessité de trouver, jonchant le sol de plus en plus approximatif du pavillon, des mots de hasards, des mots de circonstance, des mots sensibles.
Et l’autre est là, dans une proximité de siamois, confondu aux mêmes lenteurs que celles qui, en quelques jours d’Esquirol, ont achevé de m’engloutir, de me caraméliser le chou et le mou.
Corps et âmes, fille et garçons, jours et nuits, noirs et blancs, paroles et silences, Mac ou PC, nous ne formons plus qu’un tas de chair et d’os, une multitude mélangée de nos humeurs et de nos sécrétions, nos organiques et nos fichiers.
Miscible, l’autre a maintenant rejoint ses camarades par les chemins de l’atome, et la glace de la salle de bain n’est plus que l’imposture de nos identités, la buée de nos différences.
Ainsi nous allons nus, affreusement nus, dépouillés des convenances les plus élémentaires, comme si chacun d’entre nous vivait seul, dans le magma des ombres mutualisées…
Désormais mon portrait se tire dans le portrait de l’autre, et quand j’ouvre la bouche pour exprimer cette extrême confusion, c’est la voix de Pascale qui parle dans le sabir de Jean-François, et c’est Filip, dans la fumée d’un cigare, qui psalmodie en riant l’épitaphe de mon ego.
Jack, nous sommes tous devenus Jack…

 

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Tri sélectif

A la manière des unités de soins qui se singularisent par les pathologies qu’elles prennent en charge, le restaurant de l’hôpital a décidé de mettre en place un tri sélectif.
Or donc, par un jeu chromatique sans nuance, les containers distinguent les boîtes de conserve vides, les emballages plastico-cartonnés, les récipients de verre brisé, le toutim alimentaire non consommé après le service du midi.
Poubelle bleue par là, poubelle verte ici, la belle jaune pour jeter truc, la grosse rouge pour évacuer bidule.
Tout est bien dans le meilleur des mondes, la norme ISO 9002 sait qui nous sommes et s’occupe de nous ; dormons tranquille !
Mais là où l’alignement impeccable des hommes sur la norme me semble faillir au bon sens, c’est quand j’observe le camion poubelle venu de la ville avaler par une seule et grande bouche de métal tous les containers, sans plus de distinction.
Je regarde éboueurs et véhicule s’en aller dans le tutoiement des couleurs, perplexe.
Ils s’en vont à la décharge, grande fosse commune des déjections d’Esquirol, où le mélange se refait à nouveau, verres et ferrailles, aliments et chimies hasardeuses.
On raconte que des mouettes y vivent et s’y repaissent, et que d’étranges comportements ont été repérés par les ornithologues.
On dit que certaines mouettes volent au ralenti, finissent par s’écraser au sol en riant.
On dit que d’autres volent sur le dos, que d’autres encore ne volent plus, mais choisissent de parler d’antiques et incompréhensibles latins.
On a même vu des mouettes atteintes de troubles aigus de la personnalité se prendre pour des blouses, et somatiser jusqu’à l’apparition de petits boutons sur les plumes…
La plupart de ces étranges mouettes semblent plus heureuses qu’avant, plus épanouies que la nature d’ordinaire ne le permet.
Je pose malgré tout la question : ces mouettes sont-elles ISO 9002 ?

 

 

 

 


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