un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

François Chaffin | Carnet du 28 juin posté le 29 juin

 

[Consigne d'écriture : Un lieu ]

La terrasse de la cafétéria

Un homme qui marche, se retourne, monte en pression, s’engage dans un pif paf, accélère comme si une médecin était à ses trousses…
Un type bâti comme deux armoires qui emboîte très précisément le pas d’un tout petit bonhomme bâti dans une herbe folle…
Une femme à l’expression très agressive qui me fixe dix secondes, puis laisse éclater sur son visage un sourire de géante…
Un adolescent qui parle sans ouvrir la bouche, pose des questions et pose des réponses, se met d’accord avec lui-même, finalement se serre la main…
Une fille très belle qui regarde le ciel sans ciller une heure durant, comme une désespérée regarde l’onde dans laquelle elle va se jeter…
Un vieux monsieur très bien habillé qui porte d’immenses lunettes de soleil, me montre dans un dossier des lettres à l’intention du président de la république et du pape…
Un jeune homme qui cherche par terre un euro pour s’offrir un café ou cinq euros pour s’acheter des cigarettes, ou les deux…
Une dame extrêmement peu véloce qui se déplace à travers les tables jusqu’au séquoia, touche l’arbre et repart en sens inverse…
Une infirmière qui descend de sa voiture, approche, lance un regard circulaire, s’écrie « Merde de merde de merde !» et s’en va…
Un homme d’une trentaine d’années qui va au comptoir et commande une boisson, dissimulant derrière son dos un énorme bouquet de lavande arraché au massif voisin…
Un gamin qui joue sur l’herbe, exactement comme il jouerait sur l’herbe dans un autre endroit…
Un type énorme qui dort presque nu sur deux chaises qui s’enfoncent dans le sol peu à peu…
Un docteur qui ne vient pas, un autre qui ne viendra jamais…
Une vieille dame qui ne dit jamais rien à personne s’entretient avec un petit chien blanc, lui raconte ses souffrances…
Un ado dégingandé qui me montre le soleil, puis une clé qu’il porte autour du cou, conclut par un clin d’œil et un silence entendu…
Une dame qui me montre un dessin composé de mille petits symboles rouges raturés de noir, et me dit que ce n’est vraiment pas la peine qu’elle me fasse un dessin…
Une jeune femme plusieurs fois sauvée du suicide qui porte en pendentif une lame de rasoir en argent…
Bref, tout un peuple d’Esquirol se retrouve sur la terrasse de la cafétéria, lieu incontournable pour qui veut sentir que rien n’arrête la vie…

 

* * * * * *

 

Peur subite

Les salauds, ils m’ont mis un pansement dans la tête !
Ah bon ?
Ils m’ont ouvert le crâne pendant que je dormais. Saloperie de médicaments ! Et ils ont trafiquoté des machins à l’intérieur, puis ils m’ont collé un pansement et ils ont tout refermé pour pas que je m’en aperçoive !
Tu as mal ?
Putain non, pas plus qu’avant, mais je ne supporte pas l’idée qu’ils aient fouillé dans ma tête !
C’est pour ton bien, pour que tu guérisses…
T’es trop con, toi, guérir de quoi ?! De ma différence ! Parce que s’ils l’ont trouvé, mon p’tit grain de barjot, et qu’ils me l’ont retiré pour mettre un pansement à la place, tu crois que maintenant j’existerais plus, tu crois que j’vais cohabiter avec un truc aseptisé dans ma tête !?
Tu délires, de toute façon, il n’y a pas de cicatrice, tu dis n’importe quoi…
T’es sûr ? Regarde bien, là dans le cuir chevelu, tu ne vois rien ?
Ben… non.
Putain, là, tu me soulages !… Je sais pas pourquoi mais j’avais la sensation qu’ils m’avaient retiré le grain pour mettre un pansement à la place… Tu vois, mec, là, je suis drôlement soulagé…
Je suis content pour toi, respire, c’est cool.
Parce que tu vois, man, j’ai bien cru que mon grain ils me l’avaient piqué, juste pour me faire une vie comme tout l’monde, bien clean et tout le tralala, et ça, ça tu vois, je crois pas que j’aurais pu vivre longtemps une vie bien clean et tout le tralala !…

 

* * * * * *

 

Ding dong

Ding dong
Aujourd’hui c’est Jack qui sonne les cloches de la chapelle.
Toute la journée et toute la nuit, c’est Jack qui s’accroche à la guinde et fait valser le chronomètre d’Esquirol.
Ding dong
A huit heures, il a sonné dix cloches, pour faire flipper les accrocs du timing et des procédures.
Ding dong
A dix heures, il a sonné midi, pour envoyer déjeuner tout ce petit monde encore barbouillé du café matinal.
Ding dong
A midi, il a sonné quatorze coups, juste pour pouvoir manger tout seul au réfectoire.
Ding dong
Quatorze heures, là il a sonné dix-sept ; hop, on débauche, vive la journée de trois heures !
Ding dong
A dix-sept heures, il a sonné minuit, pour éviter la piqûre.
Ding dong
Minuit vraiment et Jack sonne huit heures, et tout le monde arrive crevé au petit café du matin, et tout le monde se demande pourquoi il fait encore nuit.
Ding dong
C’est le bordel, et c’est Jack qui sonne les cloches du village d’Esquirol…

 

 

 


Jour après jour, l'intégrale du carnet de François Chaffin
6 - 7 - 8 - 9 -10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 juin

Retour à l'accueil