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François Chaffin | Carnet du 25 juin posté le 26 juin

 

Week-end Esquirol

Esquirol, son parc, ses gîtes, ses GOS (gentils organisateurs soignants), ses GUS (gentils utilisateurs soignés), ses jardins potagers, son restaurant, sa chapelle interdite et, toute dernière attraction, attention mesdames et messieurs, ça m’étonnerait qu’il y en ait pour tout le monde, ses ECRIVAINS !
Oui, vous avez bien entendu, non pas un, chers gens, ni même deux, mes amis, mais là, à votre entière disposition, dans une grande cage de verre spécialement aménagée pour que vous puissiez les observer par les quatre côtés du pavillon, ce sont bien TROIS écrivains, une femelle et deux mâles, qui attendent que vos yeux viennent s’en régaler !
Attention, rien que les yeux, on ne touche pas le matériel !
Voilà donc trois beaux spécimens en parfaite santé qui nous arrivent tout chaud du pays des belles lettres, trois bêtes à poils et à plumes qui vont vivre, là, en direct, sous vos regards esbaudis, la terrible vie de l’animalus litteratus in residus, prisonnier de sa nécessité d’écrire coûte que coûte, s’il veut manger, s’il veut survivre.
Attention mesdames et messieurs, chers clients, vous ne devez en aucun cas leur apporter pitance, ces animaux-là ont besoin du féroce exercice de leurs méninges pour se sustenter, et glaner de quoi vivre un jour, une nuit de plus en Esquirol.
Peut-être les verrez-vous se chamailler pour un bon mot, pour une idée, se déchirer la feuille ou bien se froisser le portrait.
Peut-être même, sous vos yeux effarés, les regarderez-vous se disputer sang et os : inspiration et imagination, apocope et aphérèse, oxymore et anacoluthe… Car chez ces gens-là, public chéri, nul repos, nulle trêve, nul abandon !
Jusqu’au bout, et attention leur dresseur-manager ne nous les laisse que jusqu’à jeudi prochain, ils vont cannibaliser tout ce qui aura mis leurs sens en émoi, ils vont téter tout ce qui passe à proximité de leurs intellects, et alors entre eux commencera la féroce compétition de l’écriture, qui n’offre qu’une seule place de premier pour deux places de derniers.
Et je vous jure qu’il n’y aura pas de bon dernier, mais un véritable carnage qui ne laissera sur le grand livre du temps qu’une seule et unique signature
Et le plus dingue, c’est que c’est gratuit et que cela se passe sous vos yeux médusés…
Ames sensibles écartez-vous : là, dans le bocal, pour quelques jours encore, les trois plus gros prédateurs de syntaxe !
Regardez ! Sur votre droite, en plein salon, en voilà une qui se précipite sur le dictionnaire, pendant que de son côté un des deux mâles s’est emparé du Bescherelle, et que l’autre, le plus petit, furieux de ces dépossessions simultanées, arrache des murs les alimentations électriques des ordinateurs de ses démentiels compagnons !…
Vous avez de la chance, chers visiteurs, ce comportement est d’ordinaire un atavisme nocturne, et c’est pour vous et vous seuls que le plein jour a mis en lumière l’atroce inadaptabilité de ces trois écrivains à la vie en collectivité.
Et lorsque vous aurez cure de ces bêtes sans pitié ni retenue, lorsque des nausées, peut-être même des convulsions vous empêcheront d’en connaître davantage sur ces monstres d’inhumanité, alors n’oubliez pas, chers visiteurs, chers soignants et soignés, public adoré, de vous promener à travers notre parc, où l’on prendra soin de vous et de vos petits travers, où tout est gratuit de même, ordre, luxe, calme, volupté…

 

 

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[Le texte qui suit peut être servi en accompagnement de la photo que voici.]

L’imposteur

Dans la chapelle, le disciple d’Ingres a peint une grande fresque qui représente le Christ cerné par une foule de malades, petit zoo des diverses pathologies mentales.
Les malheureux sont autour de Jésus, la plupart à terre, les yeux hagards ou révulsés ; un enfant mort gît dans les bras de sa mère, à toute proximité du papa effondré…
Partout des corps et des gueules cassés, et nul besoin n’est de s’approcher jusqu’au contact de la fresque pour entendre mille gémissements, mille supplications, mille échos d’une douleur insoutenable autant qu’incompréhensible.
Ces pauvres gens, moitié gisants, moitié rampants, implorent des puissances divines un secours immédiat, une pitié fulgurante, un miracle dans la seconde.
Corps et âmes, bouches et regards, autant de fils invisibles tendus, au bord de rompre, de la périphérie du petit peuple malade vers le ciel et son représentant.
Au centre de la scène, Il est là, dans sa hauteur et sa pleine santé, docteur des âmes et sorcier des corps, Il ouvre les mains, simplement, Il ouvre les mains et Il nous les montre.
Et dans son œil de petit garçon gâté par l’existence et la résurrection, dans sa superbe qui fait insulte au drame qui se joue à ses pieds, l’on sent toute l’erreur où sont ces déments quand ils implorent miséricorde à ce monsieur.
Lui, Jésus, Il ne pense qu’à lui.
Trop soucieux de son intégrité physique, Il ne peut matériellement ni spirituellement prendre en charge le malheur des hommes, se tourne vers nous, spectateurs de cette fresque, et semble nous dire : « Regardez mes mains, regardez comme elles sont abîmées, regardez ce que des chiens ont perpétré sur ma toute puissance ! »
Et en effet, le Christ, qui n’en finit pas de chouiner, nous montre l’intérieur de ses paumes, où deux trous saignent un peu, et l’empêchent de faire correctement son boulot.

 

 

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Coup de Calgon

— Jack, tu dors ?
— …
— Tu pleures, Jack ?
— Oui, tu m’as entendu ?
— Oh, à peine, j’hésitais entre toi et le vent…
— C’est joli ce que tu racontes…
— C’est quoi qui te fait mal ?
— C’est un peu compliqué, un peu embrouillé. Beaucoup de confusions et de noirceurs, je ne sais pas très bien dire…
— Tente le coup, tu te sentiras peut-être mieux après ; tu te sentiras moins seul.
— Ce n’est pas de me sentir moins seul dont j’ai besoin, garçon, c’est plutôt le contraire.
— Le contraire ?
— Il y a tant de voix en moi qui s’allument en même temps, se dispersent et prennent toute la place dans ma tête. Toutes ces voix me disent, commandent à mes mains, à mes pieds, trafiquent mes nerfs, jouent avec mes sens, mes sentiments… Je ne m’entends plus, je n’entends plus le silence, ne sais plus qui écouter, j’entends ces voix et je sais qu’elles m’entendent à leur tour. Je ne sais plus qui parle et qui écoute, qui comprends et qui s’égare. Je perds peu à peu toutes mes forces dans ces tumultes…
— Et quand tu pleures, tu les entends encore ?
— Elles viennent à moi alors un peu moins vite et dans le bruit des larmes perdent de leur amplitude. C’est pour ça que je pleure si souvent, pour essayer de me retrouver un peu plus seul derrière le raffut de ma tête.
— Tu es courageux, Jack…
— Je ne suis pas fou, tu sais, fils, je ne suis pas fou…
— Je sais, Jack, je sais bien…

 

 

 

 


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