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François Chaffin | Carnet du 23 juin posté le 24 juin
[Consigne d'écriture : Qu’est ce que je fais là ?]
Si tu te poses indéfiniment la question, si tu te « sempiternellement » la question (comme souvent elles se posent), si tu te demandes « qu’est-ce que je fais là ? » et qu’il n’y a jamais person qui y répond, ni personne d’autre que toi derrière le guichet, si tu poses si souvent la question et si souvent sur tes pieds, compte tenu du poids pachydermique de l’objet, alors tu vois bien qu’il est devenu impossible d’avancer.
Je ne fais pourtant pas l’économie de cette question, mais ce n’est pas à ma tête que je laisse le soin d’y apporter réponses ou hésitations, c’est à mes mains.
Mes mains qui ne savent rien, mais dont l’appétit passe au-dessus des points d’interrogation. Mes mains qui se sentent des élans, des envies, des curiosités, des démangeaisons, des attentions, et qui s’en vont devant, entraînant à leur suite le petit cortège de chair et de pensées.
Qu’est-ce que je fais là ?…Ben, j’avance, j’y vais, je rencontre, j’observe, je m’expose, je ressens, je fais des efforts de compréhension, je pose à mon tour des questions, je partage surtout.
J’échange des bouts de plume pour des regards, du mouvement et de la réciproque, des mots contre des paroles, du verbe contre de l’être.
Et dans cette équipée du corps et de l’esprit, cheminent à même allure les premières traces d’une réponse possible à l’originelle question : Mais nom de Dieu, qu’est-ce que je fous là ? Je vis, mon gars, je vis entre les hommes, dans la proximité des hommes, dessous et dessus, et tout contre.
Alors enfin se posent entre les cris et le silence, toutes choses qui en disent long, les ponctuations généreuses du cœur.
Nulle certitude, mais le désir multiplié par le hasard, réinventé par les rencontres.
Il y a un début de réponse à cet endroit où tout converge, les hommes, les lieux, les mots et les maux, le temps et la distance qui nous relient, ce que l’on sait ou ce que l’on apprend, ce que l’on n’apprend pas, qu’on finit par connaître, qui appartient au mouvement des mains, et tout ce que l’on ne saura jamais…
* * * * * *
« Nazi », « torture »,« cage »,« chat »
Il ne faut pas que je dise « nazi », « torture », « cage », ou bien encore « chat ».
La responsable du service me plante cette affirmation entre les oreilles avec une telle conviction que l’alternative me semble soudain terriblement périlleuse.
— Si vous dites « nazi », « torture », « cage », ou bien encore « chat », c’est foutu, je ne réponds plus de rien, vous serez le seul responsable, c’en sera fini de vous et après j’appellerai vos proches, je leur dirai : « C’est terrible ce qu’il vient de lui arriver… »
Bon, je me dis, j’ai compris, je vais tourner sept mille fois ma langue avant de m’aventurer dans la discussion et…
— Jurez-moi, m’interrompt la responsable, que vous n’avez pas dans les textes que vous allez nous lire de ces mots-là en magasin !
— Euh… Je ne crois pas, mais…
— Signez là, nom de Dieu !
— C’est quoi ?
— Une décharge qui nous ôte de toute responsabilité dans ce qui va se passer.
— Oui, c’est d’accord, mais dites-moi, « nazi », « torture », « cage », ou bien encore « chat », si l’un d’entre eux m’échappe, c’est si grave que ça ?
— Crise de délire, maximum fêlure, moche, mon vieux, moche et pas beau, une vraie furie, il ne restera plus rien de vous…
Nous sommes arrivés devant la grande porte de la salle de rencontre, nous nous arrêtons, elle me dit très doucement qu’il est encore temps d’y renoncer, je lui réponds que ça ira, elle me prend les mains, m’embrasse comme si elle embrassait une dernière fois, je respire un grand coup, la porte s’ouvre, j’entre comme le taureau dans l’arène.
— Salut mes gens, je suis si heureux de vous rencontrer ! Alors c’est l’histoire d’un nazi qui torture son chat au fond d’une cage… Vous la connaissez ?
* * * * * *
Au travail dans le grand salon du pavillon des ambulanciers, Jean-François, dos à la fenêtre et moi, face à lui, nos ordinateurs comme des mitraillettes sans cesse alimentées.
Ecrire. Pour tenter d’en vivre, écrire pour épaissir l’ordinaire, le saisir dans les mailles du temps.
Or donc, nous écrivons, lui dos à la fenêtre, moi face à elle, avec pour perspective, à une dizaine de mètres au-dehors, le grand bâtiment du garage d’Esquirol, et son immense porte coulissante pour avaler et recracher tous les véhicules de l’hôpital.
La porte est entrebâillée d’un petit demi-mètre, et toutes les dix minutes, avec une régularité de chronomètre, Jack y plante sa silhouette, et commence alors une petite danse des signes, qu’il émet dans notre direction, face à moi, Jean-François de dos.
Il agite les mains au ciel, comme de petites marionnettes un peu folles, il se frappe ensuite de l’index sur la tempe droite, il tourne sur lui même en dodelinant du bassin, ensuite vient l’imitation de la poule et du cochon, et la mimesis s’achève enfin par une masturbation simulée, et quelques doigts majeurs lancés dans notre direction accompagnés de force grimaces.
Alors Jack disparaît de l’entrebâillement de la grande porte, je regarde la montre de mon ordinateur, le nombre des minutes indique sans faille un multiple de dix.
J’ai dix minutes pour écrire, avancer dans mon travail ; passé ce délai, Jack sera de nouveau là pour interpréter son coucou d’Esquirol, Jean-François n’en saura rien, tous deux nous sommes écrivains en résidence à l’hôpital psychiatrique, où le réel et l’irréel trottent sur la même pendule…
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