un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

François Chaffin | Carnet du 8 juin posté le 9 juin

 

[Consigne d'écriture : Je suis habitant de…]

Je suis habitant de

Tant de

Tant et tant de

Tant de fois y habiter

Tant et comme je m’y perds

En ce pays contenu tout entier

Dans mon seul habit connu

Sous l’apparence nue

Dans un mot même un seul

Un mouvement même un seul

Même l’illusion d’un mouvement

Où je me jetterais tout entier

Sanglé par l’élastique des chimies.

 

Je suis l’habitant de

Tant de

Un habitant vraiment

Si si je vous le dis

Cicitoyen des pharmacies

Un gars d’ici

De cet ici bien dépaysé

De cet ici bien mal en point

Où se dilatent

A travers couloirs et blouses

Des rêves en bascule

Des ordonnances minuscules

Où l’habitant démédulé

Encore une fois se camisole

Sous les pendules d’Esquirol.

 

Habitant de

Tant et tant de

Ha ha ha

Je suis mon pays pour moi tout seul

Sans issue ni secours

Démesuré

Ce pays par dessus bords

Où latitude embrasse longitude

Où je confonds l’origine et l’horizon

Et m’endors sur le paillasson

Moi l’inhabitant

Je suis habité pourtant

Je suis

Tout simplement.

 

Je suis

Ce pays à moi tout seul

Mon pays où je y habite

L’unique le drôle l’idiot

Ce je qui est un autre

Cet autre qui est un je

Chaque fois plus difforme

Chaque fois plus ressemblant

Colocataire

Un seul paillasson

Un habitant habité

Tant habité

Tant et tant par.

 

Par les peuples du miroir

Mes figures symétrisées

Aux yeux décimés

Les voisins d’antan les monstres du pallier

La famille les camarades les souvenirs

Mes habitués

Petits peuples de l’habité

Tous confondus

A même l’ordonnance

Petits peuples sous traitement

Devenus ma pensée

Mes opacités matin midi et soir

Et le pays où je s’inspire et je s’expire

Le pays où je avale goutte à goutte

La limaille des secondes

L’infiniment contenu

Habitant et habité

Mon pays de jour et mon pays de nuit

Un lit une armoire une fenêtre

Un lit une armoire une fenêtre

Un lit une armoire une fenêtre…

 

* * * * * *

 

Un café en terrasse

Aujourd’hui j’ai bu un café en terrasse.

La cafétéria c’est le lieu de la mixité, où se rencontrent malades et pas malades, sains de corps et d’esprit avec pas sains de corps et pas sains d’esprit.

Comme vous vous en doutez, j’ai bu un café avec Jack, l’ambulancier du pavillon ; nous avions rendez-vous pour bavarder un instant, mais Jack n’est jamais venu, et comme je ne supporte pas le gâchis, j’ai bu son café avec le mien.

J’ai attendu. J’attendais et je regardais…

Du monde est passé, des cafés ont coulé, des gens allaient et venaient, tous différents, des fous et des pas fous, peut-être aussi des à moitié fou.

Jack, lui non, il n’est pas passé, j’ai bu son jus et le jus de son absence, je préfère ne rien dire des cigarettes.

Je regarde, je regarde attentivement passer des hommes et des femmes, des enfants, des malades, des pas malades, des plus ou moins, des tant et plus, des plus que tout, et beaucoup boivent des cafés, quelques-uns fument des cigarettes, je suis seul à cause de Jack, je me demande qui est qui…

Qui est fou, qui ne l’est pas, ou qui l’est à moitié, ou pas plus que ça.

A la table d’à côté, deux hommes parlent en arabe, vivement ; je ne comprends pas l’arabe, j’en déduis qu’ils ne sont pas malades. J’en déduis aussi que si tu ne peux appréhender la différence, alors tu ne peux rien connaître de la folie de l’autre.

Une dame interrompt le flux de cette puissante réflexion, m’interpelle : « Bonjour monsieur, vous avez un très joli visage, il me plaît beaucoup ! »

Elle me parle dans un français irréprochable, je comprends ce qu’elle me dit, mais ses mots m’arrivent comme sur-articulés, sans frontière et plus libres que les convenances ne les émettent d’ordinaire.

J’en déduis que c’est une malade.

Je souris, je réponds en parlant comme elle, mais je découvre alors que je suis incapable d’approcher seulement cette liberté de parole qui est la sienne, ou plutôt son extrême ouverture. Elle s’en va, je me tourne vers Jack pour lui faire part de mes impressions, il n’est pas encore venu, sa tasse de café est vide, j’allume une autre cigarette…

A ce moment, le barman s’extirpe de son comptoir, il est de blanc tout vêtu, il fait mine de compter les clients qui consomment en terrasse, achève son calcul, pousse un youyou terrifiant, m’adresse un sourire et retourne à son comptoir.

Je demeure perplexe.

Un jeune homme tout noir vient à moi, me demande très doucement si ma cigarette est menthol, je lui réponds que non, il me dit que si, je lui affirme alors que oui, c’est d’accord, ma cigarette est menthol. Il enchaîne alors : « Tu vois, je te l’avais bien dit, tu devrais te reposer… » Il tourne les talons et disparaît, je décide de me taire.

Poussée par le vent, une canette de Perrier roule entre les tables, sous les applaudissements généralisés des fous et des pas fous, j’applaudis à mon tour, et j’entends par-dessus le tumulte de la scène le barman moduler son deuxième youyou en moins de trois minutes, celui-là plus incompréhensible encore que le premier.

La canette traverse maintenant la terrasse en sens inverse, l’église sonne un joyeux coup à son glas, un des deux locuteurs arabes se lève et d’un coup de talon écrase violemment le récipient d’alu.

Tout se grippe, le vent cale, j’entends distinctement au loin l’ambulance de Jack hennir de son pimpon retentissant, et décide alors de rentrer au pavillon le plus lentement possible, le plus naturellement possible, crainte d’attirer sur moi quelques foudres égarées…

Sur le chemin, je m’efforce d’avoir l’air serein, l’air bien tranquille de ceux qui assurent en toutes circonstances…

Je pense au reportage télé d’hier, sur l’FR3 Limoges, qui montrait trois écrivains retenus entre malades et pas malades, et dont on s’accordait à dire qu’ils ne s’en sortiraient pas…

 

 

 

 


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