un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

François Chaffin | Carnet du 21 juin posté le 22 juin

 

[Consigne d'écriture : L’objet usuel : Un stylo]

Non, des stylos.
J’en ai plein les poches, et d’autres accrochés dans mes carnets.
Des qui me pendent au cou et des qui déjeunent dans mon cartable.
Chaque fois que je sers la main d’un malade ou d’un employé de l’hôpital, je lui glisse au creux de la paume un de ces camarades stylos, et l’autre repart sans même se rendre compte qu’il est désormais le passeur de mes pensées, les pensées déjà passées comme les pensées jamais pensées.
Un stylo, des stylos, qui tous me racontent des histoires sans queue ni tête, petites fables d’Esquirol faites des humeurs plus ou moins aqueuses de nos esprits plus ou moins noyés.
J’ai aussi un stylo pour signer des autorisations de sortie contre tous les avis médicaux.
Un stylo qui paraphe trois bordereaux en une seule passe.
Un stylo qui n’écrit que des choses gaies, que j’ai piqué à Francis, qui me répète qu’il n’a de sa vie écrit que des choses gaies.
J’ai un stylo pour le matin, qui fait le café et allume ma cigarette.
Et j’ai un stylo pour le soir, qui fait le dernier café et allume ma dernière cigarette.
J’ai un stylo pour aller courir avec Jean-François, rempli d’oxygène pur.
Un stylo pour écrire avec Jean-François, qui écrit en écriture philosophique.
J’ai un stylo pour danser avec Pascale, qui donne la mesure.
Un stylo pour écrire avec Pascale, qui écrit en écriture poétique.
Je ne peux pas vous parler de tous mes stylos, ils sont trop nombreux, ils sont de tous les instants de ma vie, et sont aussi de chaque instant des autres vies.
Ça fait beaucoup d’options pour décrire le réel, et beaucoup plus encore pour lui tordre le coup.
Une chose cependant est changée depuis que j’écris à Esquirol.
Certain stylos parmi les plus fragiles se sont mis à n’émettre plus aucun signe alphabétique. Ils se contentent de poser sur mes papiers des cabalistiques incompréhensibles, où de nombreuses petites têtes de mort semblent ponctuer hachures et ratures.
D’autres changent de couleur en cours d’écriture, ou bien s’assèchent brusquement et, la seconde d’après, vomissent subitement des trop-pleins de mots et d’images.
Mais je les garde tous, défaillants et vaillants, parce qu’ils sont des stylos bien vivants, remplis de possibles, de mal-être et de joies, de petits cris et de jouissances hurlées, je les garde tous, et je les perds aussi, je les sème, je les vide, je les glisse dans tous les creux de toutes les paumes.
Et jamais en regardant vivre les hommes je n’en ai manqué, à Esquirol moins qu’ailleurs…

 

 

* * * * * *

 

Jack

Jack aujourd’hui a troqué sa blouse pour un costume en viscose à motif serpent. C’est sa mère qui le lui a offert pour son anniversaire, un anniversaire important, en forme de nombre entier, représenté par l’alignement impeccable de plusieurs dizaines de bougies. Ce sont les mêmes motifs « écaille » qui ornent la veste et le pantalon, et le costume est coupé dans une matière surprenante, aussi souple que brillante, où semblent se mettre en émoi tous les reflets argent d’un reptile exotique. Dans cet apparat, Jack se sent un autre homme, quelqu’un de haut placé, une personne importante, un décideur, un type qui avance coûte que coûte, inspirant compétence et motivation, crainte et respect. Pour compléter son allure de cadre très dynamique, Jack s’est équipé d’un attaché-case noir et métal à ouverture et fermeture par combinaison, dans quoi il est possible de glisser une infinité de papiers essentiels pour la vie de l’hôpital, par exemple des bordereaux multicolores, des formulaires monochromes, ou encore quelques formules magiques contre la bêtise des hommes. Ce que peut transporter un pareil attaché-case, c’est de l’or administratif, c’est du brevet en puissance, des protocoles de diamants. Bon, actuellement, Jack ne s’est pas encore totalement désempêtré de ses sortilèges d’ambulancier, et tout ce qu’il a à mettre dans sa belle mallette de dirigeant, c’est un sandwich pâté cornichon, sa flasque de vodka, deux abricots pour le dessert, les clés de son véhicule, et Jardins magazine, son mensuel favori. Il est sorti du pavillon avec des ambitions d’Attila, et le voilà maintenant qui traverse Esquirol avec des allures de Hun, et la ferme intention de mettre bon ordre au sein du personnel. Dès le seuil de son pavillon, il a la sensation que dehors tout est changé, que son rapport au monde s’est modifié en sa faveur, et que les hommes n’ont qu’à bien se tenir, car il faudra désormais compter avec lui, son costume de python, sa silhouette de commandeur, sa mallette, et la colossale détermination qui lui tient lieu de musculature. Attention, peuples d’Esquirol, Jack is back, docteur Jack si ça ne vous écorche pas trop la gueule, il est en colère, et ça va charcler dru chez le soignant comme chez le soigné, si ne lui est pas enfin laissée la place qui revient de droit au seigneur du royaume. Au service administratif, toute l’équipe des cadres s’est réunie pour envisager les problématiques de la mise en place d’un nouveau dispositif opérationnel dont l’objectif tend à une meilleure productivité du geste soignant en milieu psychotique, et on ne peut pas dire que l’humeur soit au badinage. Le directeur et sa garde rapprochée annoncent les objectifs, l’assemblée réfute, argumente, contre argumente, le débat houle, on entend des cris et des fureurs, quelques cendriers traversent la salle, la porte s’ouvre dans le fracas du cristal et de la stupéfaction générale. This is Jack qui s’est invité, costume de serpent et attaché-case, docteur Jack, le sauveur, le tombeur des hésitations et des atermoiements, celui par qui la décision va se prendre sans ergoter davantage, la solution gagnante à peau d’anaconda. Il lance à l’assemblée bouche bée : « I am Jack, docteur Jack ! Je suis la fin de tous vos problèmes ! » Dans un coin, le directeur des ressources humaines se suicide lentement, ailleurs des femmes et des hommes déchirent leurs vêtements, le directeur appelle son notaire, bref, l’assemblée prend peur, se liquéfie, la tension est extrême. Jack, afin de faire montre de ses intentions pacifiques mais déterminées, ouvre alors sa mallette, s’assied sur le bureau, fait trois croquées de son sandwich, gobe les abricots, passe au goulot de sa flasque de vodka, qu’il jette ensuite par-dessus l’épaule en ponctuant le geste d’un énorme « bistro ! ». Toujours pas de réponse, ni acte de soumission ni d’allégeance,  Jack, qui veut montrer toute la hauteur de sa personne, feuillette maintenant son magazine, en attendant qu’on lui offre les clés de la ville. Rien n’est venu jamais. On raconte que c’est ce jour où il a porté pour la première fois son costume en peau de serpent et son attaché-case que Jack l’ambulancier s’est fait virer. On dit aussi qu’on ne l’a plus jamais revu depuis, certains prétendent même qu’il n’a jamais existé…

 

 

* * * * * *

 

 

[Atelier d’écriture]

Jamel écrit : « Les oiseaux migrateurs sont des agriculteurs sensibles à la chaleur. » Il le lit de sa voix rapide, profonde. Silence. On se regarde, tous, on comprend ce qu’on peut, ce qu’on veut. L’espace est ouvert, j’entends chaque tête se remuer de son propre mouvement, mettre sa vie dans ce miroir obscur. Liberté de l’écriture, évasion des sensibles, Jamel nous donne une clé ; et certains d’entre nous n’ont même plus de porte…

 

 

 

 

 


Jour après jour, l'intégrale du carnet de François Chaffin
6 - 7 - 8 - 9 -10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 juin

Retour à l'accueil