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François Chaffin | Carnet du 29 juin posté le 30 juin

 

[Consigne d'écriture : Etat des lieux de sortie]

Le bruit de l’hôpital est maintenant assourdissant, l’hélicoptère rugit ses insomnies, partout des machines et des hommes sulfatent décibels et tohu-bohu pour désincarcérer du fond des enfers les indigents de la norme ; le silence est devenu l’utopie.
Les voitures et les camionnettes de service sont de plus en plus immaculées, alignées chaque soir dans le garage avec des précisions d’horloger.
L’herbe, qui poussait verte, est maintenant jaune et revêche, comme si un troupeau de moutons acides en avait brouté l’essence. Pour ma part, je traverse le plus souvent possible ces pelouses interdites, et n’y rencontre jamais personne.
A la cafétéria, une jeune fille rencontrée au commencement de notre séjour est encore là ; sur son avant-bras droit, une nouvelle cicatrice sous le mercurochrome.
J’avais les cheveux longs et maintenant ils sont très courts ; le coiffeur a monologué sur ma mauvaise mine. Serait-il devenu visagiste ?
Mes camarades d’écriture ne s’habillent presque plus pour circuler dans le pavillon. Quant à moi, je vais nu où bon me semble.
Les chemins que nous prenons pour aller de chez nous au self, puis à la cafét, se sont rapetissés en même temps que nous en avons appris les maigres détours.
Dans le massif de lavande, les bourdons se sont maintenant installés en nombre. Tous les jours que je passe à proximité, ils me lancent : « Salut man, tu veux en croquer !? ».
A la cantine, tout le monde connaît Leonardo (le nom de code des auteurs), mais personne ne lui parle jamais.
Francis, qui est là depuis quarante-six ans me dit que trois semaines, c’est une goutte d’eau dans une bouteille d’éther.
Pierre, qui est là depuis vingt ans, me dit que quarante-six ans, c’est une étincelle dans un baril de poudre.
Au pavillon des ambulanciers, nous avons de plus en plus de difficultés à éradiquer une petite odeur de pieds.
A la barrière d’Esquirol, personne ou presque ne nous demande plus qui nous sommes, et nous allons et venons dans l’indifférence de l’hygiaphone.
J’ai parlé à un type que j’avais rencontré à mon arrivée. Nous nous sommes raconté exactement les mêmes choses ; son regard flambé se consumait encore.

 

* * * * * *

 

Dialogue pour un euro


Jack :
T’aurais pas une cigarette ?

Moi :
T’aurais pas un euro ?

Jack :
T’aurais pas un deuxième euro ?

Moi :
Un ticket de bus ?

Jack :
T’aurais pas du feu ?

Moi :
Ça t’ennuie si je garde le briquet ?

Jack :
Tu m’offres un café ?

Moi :
T’aurais pas une bague pour que je l’offre à ma copine ?

Jack :
Tu me donnes ton livre ?

Moi :
Ça suffit, j’ai plus rien pour toi !

Jack :
En échange, je te donne une formule magique, elle est super forte, mieux que de savoir la boxe et tout le karaté : tu es dans ta tête mais tu veux t’en sortir, alors tu laisses le vent venir à l’intérieur, souffler comme pour enlever toutes tes poussières. Finalement tu sors de ta tête au gré de l’air, puis tu te fais oiseau et tu montes bien au-dessus de toi, de ton ordinaire. Tu retiens ta respiration et tu arrives jusque sur la lune. Là tu fais une pause, tu trouves une chaise et tu t’installes. Le monde est à tes pieds, tu ne le vois plus qu’à l’échelle des continents et des océans. Esquirol a disparu, complètement disparu. Tu es libre, tu es une partie de grand tout. Voilà, c’est mon truc, personne ne peut plus m’enfermer nulle part, tu comprends ?

Moi :
Euh…

Jack :
T’aurais pas une cigarette, mon frère ?

 

 


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