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François Chaffin | Carnet du 9 juin posté le 10 juin

 

[Consigne d'écriture : Révolte]

L’hôpital psychiatrique, son parc, en été.
Un type est assis par terre, il regarde son entonnoir, il regarde sa brosse à dents, il regarde son entonnoir, sa brosse à dents, son entonnoir, sa brosse à dents, son entonnoir, et comme ça une journée entière, une nuit, un jour encore, une autre nuit, enfin jusqu’au crépuscule du troisième jour.
Alentour les gens se sont groupés, font cercle, lui est au centre, le totem, l’attraction.
Circulent les murmures, d’aucuns sont inquiets. « Mauvais présage » disent en cachant leurs bouches les plus pessimistes ; la tension monte, comme une petite bête qui n’en finit plus de grimper,  on sent le désarroi et une tristesse infinie prendre peu à peu tout empire sur le lieu et les circonstances.
L’air se charge d’électricité, les corps voudraient tomber comme des mouches, rien ne bouge, et l’entonnoir, et la brosse à dents, l’entonnoir, interminablement…
Les patients, les visiteurs, le personnel, Pascale Lemée, Jean-François Patricola, François Chaffin, les oiseaux, les chats et les chiens, ils sont tous venus, toute la tribu d’Esquirol, excepté Jack, tous déboulé à pieds, en ambulance, hélico, mobylette, tous autour du type un peu bizarre qui s’est assis par terre au milieu de l’hôpital.
Paroles, cris et chuchotis, les hypothèses crépitent entre les corps, les certitudes se brisent à mi-voix, certains paniquent, ils sont évacués derechef, la température atteint des valeurs épouvantables.
Arrive le directeur, un aréopage de sous-directeurs planté dans son sillon ; il incise le cercle, exige une transmission immédiate, tâte le pouls du désastre, réfléchit, s’absorbe, les mouches font silence, nous tous attendons sa décision…
Soudain le type assis depuis trois jours et deux nuits fait avec ses mains un large trou, dans quoi il enfourne sans mot dire et l’entonnoir et la brosse à dents, les recouvre de la terre originelle, se lève, et martèle enfin la petite sépulture de son talon, achevant son geste par un bref et définitif : « Je me casse. »
Au bord de l’étouffement, le directeur adresse à l’un de ses lieutenants : « Robert, c’est une révolte ? », ce à quoi l’interrogé répond : « Non, patron, c’est une guérison ! »

 

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Esquirol, l’air est plus épais.

De quoi est fait l’air qui nous entoure à l’hôpital ?
Je pose la question, ne riez pas, je la pose le plus sérieusement du monde…
Parce qu’à bien observer les malades qui sont mabouls (hop, une de plus à ma taxidermie, comme dit JF, à qui je pique les mots les plus savants), à se poser n’importe où dans l’Esquirol pour les regarder débouler, je constate que les patients progressent très lentement.
Se prendraient-ils pour des escargots ?
Gastéropode à coquille hélicoïdale, l’escargot est une personne qui, à défaut de porter une montre, prend tout son temps.
Autre similitude, les malades d’ici perdent beaucoup leurs dents, et l’escargot, lui, les a déjà toutes perdues. Peut-être tout simplement est-il un peu plus maboul que les gens d’ici…
Bref, les patients avancent lentement, et tout autour d’eux l’air semble prendre une consistance que je ne lui connaissais pas, moi, nous, les écrivains bourdonnants, les visiteurs, le personnel, toujours empressés en tout, mal profitant du bon air bien épais de l’établissement.
J’avance une supposition : et si le dedans du maboul était à ce point si dense, si profus, si divers et si riche, qu’il serait incapable de porter ce trésor (et/ou ce fardeau) sans le partager en temps réel avec tout ce qui l’entoure et le frôle, à commencer par l’air. Hypothèse accréditée par la théorie de l’escargot, et plus particulièrement par le concept d’hélicoïdalité, seul en mesure de distinguer ce qui tourne rond de ce qui tourne en rond.
Donc, le malade avance lentement.
Souvent son regard croise le mien, observateur englué dans sa propre incompréhension.
Il me regarde, et j’ai l’impression de n’être qu’une anecdote dans sa progression d’apesanteur, une vétille à mettre à la suite d’un bosquet, d’un bout de trottoir, d’un chariot, d’un chat sur un toit, d’une blouse fugitive, d’une porte d’entrée, d’un véhicule de fonction, d’une odeur de petit pois ou d’un bruit d’oscilloscope.
Il avance si lentement que tout lui fait passage, contact, traversée.
Le Christ, quand il marchait sur l’eau, semblait avoir épaissi le flot pour que soit tangible son phénomène.
Le moine tibétain reste suspendu à quelque hauteur, sans que soit nécessaire la présence d’un marionnettiste.
Le fou est de ceux-là, dont la puissance intérieure densifie son lien avec le monde.
L’escargot, lui, n’est qu’un imitateur.
Et c’est vers le grand séquoia que les lenteurs du malade convergent, c’est au séquoia et à lui seul qu’il confie son trésor et son fardeau.

 

 

 

 

 


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