un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

François Chaffin | Carnet du 24 juin posté le 25 juin

 

A la cafétéria, j’ai acheté trois secondes et un café.
Avec les trois secondes, j’ai enfin trouvé le temps de te dire mille fois mon amour, je trouve encore le temps de te faire une fois l’amour, et je trouverai le temps peut-être d’être aimé en retour.
Le café, je l’ai bu sans faire de discours…

 

 

* * * * * *

 

No consigne

Aujourd’hui nous ne sommes pas consignés.
Filip a dû avaler son cigare, il ne nous a pas donné cette petite piqûre quotidienne dans nos culs d’écrivains.
Je reste tendu, méfiant, sentinelle au pavillon des possibles.
J’ai fermé toutes les portes, descendu les stores, bâillonné les collègues, j’attends.
J’attends.
Je sais que tout peut arriver ici, le croyable autant que l’incroyable, avec la même facilité.
Aujourd’hui plus que jamais, aujourd’hui sans la consigne, c’est folie qui nous guette ; elle peut jaillir de tous côtés, de tous les instants.
Au moins avec une consigne, l’écrivain se fait un kit de survie, trouve une issue, s’en fait boussole, et va où elle indique.
Sans consigne, c’est comme si n’existaient plus l’est et l’ouest, le nord et le sud.
On est foutu.
J’ai attaché mes camarades d’écriture pour les livrer les premiers aux affres de la démence.
Je me battrai jusqu’au bout.
Je garderai mon esprit clair le plus longtemps possible.
Pascale, Jean-François, ne m’en voulez pas, c’est la loi du plus fort, c’est la faute à Filip, le petit enculé qui ne nous a pas donné de consigne, on va tous crever, mais moi je serai le dernier…
Déjà j’entends toutes les araignées d’Esquirol passer par nos plafonds, et nulle échappée ne s’envisage plus, il pleut des brosses à dents, il souffle depuis les entonnoirs d’affreuses litanies diagnostiquantes, et pas de consigne, c’est-à-dire pas de vaccin, c’est-à-dire pas d’antidote, pas d’espoir, pas de pitié pour les écrivains du pavillon.
Filip, rendez-vous en enfer, tu peux bien signer seul le livre des morts, te planter un gros cigare en bouche dans les cocktails-parties de Limoges et de sa banlieue avec tout le bruit des autres, il faudra bien que toi aussi tu y passes, que tu deviennes fou à ton tour.
Nous serons là, je m’occuperai personnellement de ton cas.
Sans consigne, je n’arrive pas à le croire…
Fainéant d’artiste, tête en désordre, queue de vaurien, couteau tatoué !
Dans la pièce d’à côté, j’entends les portes céder sous la pression d’Esquirol, et mes compagnons de stylo se faire dévorer vif par les saugrenues et les tordues, toutes chimères cannibales !
Le pavillon est maintenant totalement envahi de ces pensées folles ; de Pascale et de Jean-François il ne reste que des bleus informatiques où s’affichent de pathétiques et indigestes onomatopées qui disent toutes : ARGHHHH !
Je suis le dernier auteur vivant point free point fr.
Et je n’ai pas de consigne.
Je vais mourir de ne pas savoir échapper à l’esprit malade des lieux.
Je vais mourir d’avoir cru toutes ces années que j’avais l’esprit sain.
Je vais mourir de n’avoir pas vu dans la déraison le petit passage pour aller plus loin…
Filip, c’est mon dernier mot pour un autre, va te faire foutre, bouffeur de consigne, maudit fumeur !!!

 

 

* * * * * *

 

 

[Le texte qui suit peut être servi en accompagnement de la photo que voici.]

Zoo

Un employé des jardins qui passe une tondeuse sur des pelouses rases
Un cuisinier sans dents
Un administrateur qui commande des bordereaux avec un bordereau
Un art-thérapeute qui organise un match de football
Un patient qui console une infirmière
Une infirmière qui ne supporte plus son docteur
Un docteur qui croit en Dieu
Une aumônière qui ne jure que par le vélo
Un garagiste qui règle son moteur avec des calmants
Un peintre qui oublie de s’accrocher au pinceau
Un électricien sous le choc
Un directeur plus directif que de raison
Un comptable qui dérègle ses comptes
Un enfant qui se sent mieux qu’à l’école
Une Chinoise au bout du rouleau
Un chat noir qui se croit blanc
Un chien blanc qui broie le chat noir qui se croit blanc
Un patient qui se promène
Un promeneur capitonné
Un malade qui va et qui s’en va
Un suicidé qui donne son nom à l’accueil
Une hôtesse qui pleure tout le temps
Un ambulancier qui déambule
Un professeur qui testicule
Un ingénieur qui chante : « Ah, Gudule ! »
Un Mexicain qui arrive de Limoges
Un écrivain qui n’y arrive plus
Un barman qui se décommande
Un consommateur très con
Un fumeur sans fumée
Un type qui pisse vers le ciel
Une femme qui lui sourit
Un psy qui s’est mordu la langue
Un poète qui marche sur la sienne
Un coiffeur qui décoiffe
Une soignante qui s’est fait bobo
Un cadre qui ne tient pas debout
Un névrosé comme toi et moi
Un psychosé comme toi et moi
Un guérisseur comme toi et moi
Un fou qui nous ressemble
Et Jack qu’on n’a pas vu depuis longtemps
Qui se cache ici et là
En toi en moi
Jack
Bien pépère au fond de nous…

 

 

 


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