un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

François Chaffin | Carnet du 19 juin posté le 20 juin

 

[Consigne d'écriture : Transit]

 

En transit
Tous les vents
D’une oreille l’autre
Venus se donner chorale
Aux limbes cervicales
En transit
Les grelots d’épouvante
Aux mâchoires hurlées
Ces voix qui me disent
Qu’en moi sont des multitudes
En transit
Le manège des chimies
Couleurs et parfums
Des ajax solubles
Aux gouttes de mon sang
En transit
Le dard sans fin
A pointe désinfectée
Promenant par mes chairs
Son silence seringue
En transit
La main qui me lave
Et l’autre qui me peigne
Ces peuples du couloir
Aux yeux bleus croisés de blanc
En transit
La famille honteuse
Du rejeton fêlé
Venu en reculons
Tâter du désastre
Et pique-niquer la fatalité
En transit
Le pire et la paix
Mes locataires turbulents
Mes faiseurs de manèges
Ces coquins qui ne dorment
Jamais en même temps
En transit
En transit
En transit !
Je suis le grand aiguillage
Où s’empressent et se bousculent
Dans mes chamailles organiques
Ces voyageurs qui portent mon nom
Et se retrouvent et s’adieuxaillent
Se dispersent encore un peu toujours
Sur un quai à figure de serpent
Où jamais personne ne m’a reconnu…

 

 

* * * * * *

 

A ceux qui ne se voient pas

Il y a des malades qui ne se voient pas. Oh, pas des invisibles, non, pas de purs esprits ni fantômes d’Esquirol, mais simplement, indubitablement, des malades qui ne se voient pas. J’ai beau laisser mon regard aviser 360 degrés alentour, mes sens observatoires en mirador, scrutant paysages et populations, fouillant les coins et les recoins, j’ai l’impression quelquefois qu’il me serait plus aisé de repérer une truffe qu’un malade. Je n’ose pas demander aux gens s’ils le sont ou s’ils ne le sont pas, malades. Je n’ose, j’ai peur d’être pris pour un innocent, un étranger, un artiste… J’insiste, je scanne autour de moi le cinétique et l’immobile, ce qui se tient dans la lumière et ce qui demeure en ombre, ceux qui parlent et ces autres qui font silence. Rien, nulle différence entre celui-ci et celui-là, entre le quidam et le clampin, entre un qui passe et cet autre qui s’éloigne. J’ai maintenant conscience d’avoir un sentiment altéré, un organe endommagé, une perception grippée du monde qui m’entoure. Je me sens de plus en plus incapable d’établir une communication différenciée entre toutes les personnes de mon entourage, et ça me donne la sensation d’avoir perdu le goût des choses et des gens. Ça me laisse le cœur boiteux cette uniformité. Je voudrais qu’on m’aide, que les malades portent des étiquettes avec le nom de leurs démences épinglées sur les tee-shirts, que les soignants s’habillent d’anoraks rouges et s’en aillent pieds nus, que les visiteurs déambulent un Libé main droite, un jambon dans la main gauche. Ça m’aiderait, ça m’aiderait beaucoup. Au lieu de cela, je suis goutte au milieu des océans, poil dans la toison d’un fauve, frite entre les frites. Je perds la notion de mon être, je perds la possibilité de me distinguer de mes frères et, quand je suis au plus mal, je ne sais plus même dissocier ma présence de celle des bâtiments, des bosquets et des arbres, des oiseaux. Peut-être d’ailleurs suis-je devenu un oiseau. Un oiseau blanc qui se décalque sur un ciel blanc, ou sur une blouse blanche, ou dans l’œil sans pupille des malades les plus malades…

 

 

* * * * * *

 

Jack

Jack m’a dit qu’il a fait en Esquirol une bien curieuse observation : tous les insectes ailés de l’hôpital sont adeptes du vol stationnaire. Nous nous sommes demandés pourquoi. Pourquoi les mouches, les libellules, les papillons, toutes ces petites saloperies ordinairement bourdonnantes et virevoltantes se sont mis à la pratique quasi exclusive du vol stationnaire au-dessus de l’hôpital. Nous tirant de cette puissante interrogation, l’hélicoptère des urgences, dans un bruit de coléoptère turbo-compressé, semblait ne jamais vouloir toucher terre…

 

 

 

 

 


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