|
François Chaffin | Carnet du 10 juin posté le 11 juin
[Consigne d'écriture :l’heure, la minute, la seconde…]
10 heures 22 minutes et quelques secondes
Page blanche sur fond bleu, l’écran virginal, les mots invisibles, prématurés, qu’il faut aller extraire, coûte que coûte, vaille que vaille, loin, très loin de cet immaculé.
Un top départ, START !
Galop des possibles, connecter le réel avec ce qui ne l’est pas, toute une ribambelle de petits câbles soudés entre l’hôpital et ma pensée, le mouvement et mes sens. Laisser aller le flux des impressions, attendre un peu, repérer ce qui fait court-jus, s’approcher de l’étincelle.
A partir de là, nul process, les circulations se font plus aléatoires encore, du dedans vers le dehors et inversement, alternativement.
L’inspiration ? l’imagination ? Foutaises, je n’écrirais pas un mot sans le réel, sans la nécessité où je me sens de lui tordre le cou. Je cherche en moi une complète disponibilité à l’inattendu, une propension à contourner l’évidence, passer à travers les mille et une œillères qui tapissent discrètement l’ordinaire.
Je veux sentir par quel angle l’anodin se fait une gueule singulière.
Alors s’y ruer sans écart, aller tout droit, la boussole au placard, avancer sur l’étendue de papier comme se propulse une étrave dans l’inconnu, un œil au blanc, l’autre glissant sur les signes déposés comme des cailloux, avancer sans étoile ni soleil, Œdipe forcené, pagayer dans cette matière sans constance, qui tantôt coule et tantôt s’enflamme, parfois devient granit. J’écris à Esquirol, il est exactement 10 heures et 41 minutes, cela n’est d’aucune utilité pour personne à ce moment précis, cela n’existe pas encore, et nous n’existons déjà plus comme quand il était 10 h 22 mn…
Le présent fait ses valises, inlassablement du passé s’y entasse, nous sommes toujours sur le départ, nous sommes infatigablement sur le point de chuter, et sans préjuger de quoi que ce soit, pour certains nous allons devenir fou, pour d’autres nous ne le serons jamais assez…
* * * * * *
Smith et Wesson
Coup de sonnette, 11 h 07, Smith et Wesson, qui sont les deux cuisiniers qui nous portent chaque matin la pitance du soir, entrent au pavillon des ambulanciers en lâchant un tonitruant « Bonjour ! », dans un unisson presque parfait.
Tout est normal, tout est sous contrôle.
Alors je cherche l’angle, celui qui nous montrerait l’inordinaire.
Observation : Smith et Wesson nous viennent à deux, mais n’apportent au logis qu’une petite glacière de victuailles. Aujourd’hui, c’est Smith qui se charge de déplacer le garde-manger du seuil de la porte jusque dans la cuisine, pour en extraire le contenu et le flanquer dans notre frigo.
Wesson accompagne son camarade, de ses yeux, de son mouvement, de sa vérité, de toute sa questionnante personne.
Impression : Wesson m’apparaît pourtant indispensable à toute cette manœuvre, parce que sans Wesson, ce ne seraient pas Smith et Wesson qui nous apporteraient chaque matin la pitance du soir.
Dilatation : qu’avons-nous à faire du seul Smith, quand le merveilleux nous propose pour une même quantité de nourriture la présence du tandem, quand pour une seule et toute petite glacière Esquirol nous offre le miracle de Smith et Wesson ?…
* * * * * *
La dame lilas
La dame lilas
Jupe et tailleur lilas
Pantoufles lilas
La dame lilas est dans le parc
Elle promène au vert son apparence lilas
Son chignon impeccable
Ses petits pas et ses incessantes pauses
La dame lilas
Elle parle seule
Elle parle beaucoup
Des mots verts des mots lilas
Des mots sans personne
Elle parle tout le temps
Aux peuples de l’herbe
Aux peuples des arbres
Aux oiseaux de bon augure
Elle dit des mots de son histoire
Quand le lilas n’existait pas
Son histoire de secrétaire
Elle dit « Secrétaire de direction »
Dans un pays sans oiseau
Sans augure
Rien que de méchantes buses
Qui lui ont picoré la cervelle
Elle marche elle s’arrête
Elle dit encore parfois
« Monsieur le directeur »
Mais ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse
La dame lilas
C’est aux herbes
C’est aux arbres
C’est aux oiseaux
(Excepté les buses)
À moi elle ne dit rien
Elle me confond avec tout ce vert
Elle me passe sur les pieds
Je l’entends qui dit : « Parapheur »
Elle passe et s’en va lilas
S’en va au séquoia
Tout lilas tout lilas qu’elle soit
Ouvre une porte dans l’arbre
Tout lilas et moi tout con
Entre et ferme la porte
Tout lilas je vous jure
Et tout en haut
Sur une dernière branche
Un oiseau qui n’existe pas
Un oiseau lilas je vous jure
Rien à voir avec une buse
Un oiseau est là
Tout lilas est là…
* * * * * *
Jack ?
Entraperçu un corps trapu passer à une vitesse stupéfiante (ici ce qui va vite me semble toujours stupéfiant), un corps penché en avant, déterminé à en découdre avec l’immobile.
Nez cassé maintes fois, arcades sourcilières en puzzle, pommettes cannibales, les poings comme s’ils étaient plus que deux.
A sa suite, ou plutôt à sa poursuite, deux types en pantalon blanc et blouse verte : probablement des gardes du corps.
L’homme se jette au fond d’une chaise, commande à boire.
Est-ce que c’est Jack ?
Est-ce qu’il est en colère parce qu’un connard lui a piqué son ambulance ?
|
|