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Jean-François Patricola | Carnet du 8 juin posté le 9 juin

Ai débuté Eloges des voyelles d’Ernst Jünger. Longue préface touffue de Jean-Luc Evard où il est question pour tenter d’expliciter ce texte de 1934 de poétologie, de poésis, d’inspiration gnostique, de correspondances et de métalangages, voire d’infra-langages, d’Aristote et de son homme animal politique qui maîtrise le logos, etc. Et surtout d’une démonstration visant à faire de l’écriture de l’auteur allemand une écriture cryptique réservée au seul usage des initiés. Depuis vingt ans que je fréquente l’œuvre d’Ernst Jünger, je n’ai jamais ressenti cette volonté ni ces codes rhétoriques ; tout juste des clins d’œil comme il en existe tant chez qui fait Oeuvre. Au contraire, l’universel était l’intention recherchée et désirée : et ce aussi bien dans les voyelles que dans les cicindèles ! Retenu cette phrase : « Entre le politique et la poétique, il y a le cultuel. »

En allant à l’intendance pour renouveler notre matériel domestique, croisé un patient. A mon bonjour, le silence a répondu. Quel cynisme. Je m’en mords les lèvres ! Quel sens cela peut-il avoir que de souhaiter une « bonne journée » ? et d’abord qu’est-ce qu’une bonne journée ? Ici comme ailleurs ? Ensuite, viennent à l’esprit les mots de Nathalie Sarraute et de son ère du soupçon. Le salut est l’entrée en la matière pour trouver et pénétrer la faille chez l’autre ; vient ensuite la sempiternelle ritournelle sur le temps : quel temps de chien, n’est-ce pas ? Ah quelle chaleur ! etc… des idiomes pour se rapprocher de l’autre. L’Autre, il a passé son chemin, tranquille, dans ses pensées, loin de tout cela…Il s’en fout et il a si Raison !

Cette phrase de François en parlant de nous trois : « on est mûrs ! ». Mur ou mûr ? Murmure ici. Il me semble que le soir venu, cette lecture en commun, est une messe qui repousse l’horreur et conforte, comme soude, une communauté ; en l’occurrence la nôtre.

Mails de : Marie Cosnay. Elle est lasse de traduire Euripide et Ovide dans de nouvelles versions et des inédits. Pour se changer les idées, elle lit Pavese ! Zazie, tout heureuse de n’être pas de jury cette année au baccalauréat. Déjà insouciante et en vacances, même si elle demeure de surveillance. Roger C., Higgins incarné : il a tout fait et tout vu. Considéré son âge canonique, il dirige naturellement la manœuvre au sein de l’équipe le samedi ; maître sur le terrain et en dehors. J’aime à ferrailler avec lui qui ; comme chacun d’entre nous, n’est plus à un paradoxe près. Entre gauche caviar et droite sardine, son cœur balance. Il est générosité et écoute ; curiosité aussi. Laurent V. : de lui j’aime la force et la candeur. Inquiet pour son fils ; on le saurait à moins. Puitepée : plus très glabre ! Frédéric Vignale, dandy perdu dans les limbes lorraines qui me raconte son dîner aux chandelles samedi soir avec Régine Desforges et Gérard Oberlé. Dîner auquel j’étais convié et que je n’ai pu honorer de ma présence. Gérard Oberlé me réserve de nombreuses anecdotes sur Jules Roy pour la suite de ma biographie.

Introspection et petit retour sur ma production littéraire. En effet, comment considérer ou reconsidérer à l’aune de cette expérience qui va des titres tels : Le cueilleur de ruines, L’île sans hommes, Sang rémission, l’homme-barbelé, Venelles éternelles, L’orpailleur d’humanités ? Sans parler de cette nouvelle où un vieux pécheur possédé par une chimère se taillade les veines sur le port de Syracuse. Et que dire alors de Michel Houellebecq, maniaco-dépressif ? Schizophrénique. Questionnements sur la parole mantique.

George Steiner cité dans l’avant-propos : « Chaque fois qu’on réfléchit sur le langage, que le langage contemple sa propre réflexion, on est confronté à un autisme ontologique inévitable, on tourne en rond au milieu de miroirs. »

Toujours, de Jean-Luc Evard : « Pour la psychanalyse, Jünger n’eut que dédain : comment ne pas voir, cependant que, dans son argumentation, les mots et les choses, dans l’inconscient du langage et de la langue, constituent une seule et même puissance de signification, une seule et même emprise de représentation. »

Ecrit embryonnaire ou laboratoire : Bien sûr, j’ai vécu libre sans jamais avoir à régler mes dettes. Mais à présent, je ressens l’irréfragable besoin d’une île pour partir à la dérive des continents humains, pour échapper aux tourments, aux sortilèges, aux gens et à leurs pièges. Une île éloignée sans sable d’ors, uniquement faite de silences bruyants qui parent mes remords d’onguent. Sur le fil de l’eau tranchant ou éparpillé aux éclats des tempêtes, me déchirer et, pour ne pas tricher, pour ne plus tricher, m’échouer dans une crique pleine d’amphores, sans espoir de retour. En ce jour où je vous parle, j’ai franchi le cap de la bonne espérance. Les 40e hurlants, les 60e rugissants, les 130e agonisants.

François est assis à la même table que moi depuis deux heures maintenant ; chacun d’entre nous écrit, s’enfuit. Je n’aurais jamais pensé cela possible ; en tout cas pour moi. Une impression de classe mais avec un changement de rôles. J’interromps mon écrit car je songe aux grèves : elles me passionnent. Je voudrais en parler par rapport à cette île. Mais la godasse de Jack fait irruption dans mon esprit ; échouée sur le sable ou les galets. La capillarité ! Ce personnage récurrent de François s’invite chaque minute un peu plus. Cet échouage d’une chaussure marque l’échec sinon la fin momentanée de cet incipit.

Lente et longue immersion cet après-midi seul à l’Hôpital de jour, rue Charpentier, face à la caserne Marceau ; forcément. Aux hauts murs de la caserne ceints de barbelés, d’autres murs, plus bas, décorés de barbelés invisibles, s’opposent. Cercle ou cénacle, deux heures durant à palabrer avec les patients, plus d’une douzaine, assis en rond, à les écouter, à leur répondre, à parler de moi ; épuisant mais tellement riche. Une épreuve. Lapsus et bribes de conversations : « je suis élève ici », « la maladie me ronge », « ceux de l’extérieur », « nous à l’intérieur », etc… et moi au début, mal à l’aise, à tenter de mesurer mes mots, à réfléchir à leur portée et à leurs conséquences, à marcher sur des plates-bandes, à bredouiller des borborygmes. Mais la pensée demeure incapable de suivre la vivacité de la parole. Des cylindrées différentes. Alors tant pis si schizophrénie, psychotique, delirium tremens ont jailli ; je ne vais pas ajouter aux taboux sociétaux ! Abordés : le Baroque musical, la peinture et la sculpture : Camille Claudel, Van Gogh, la musique et sa pratique : le pipeau, la guitare sèche, électrique, la gratte gratte pour une patiente, la lecture et les écrivains, mes écrits et mes projets. Une femme me dévisage avec intensité et profondeur alors qu’elle évoque ses préférences littéraires. Elles sont américaines : Steinbeck, Faulkner. En l’écoutant, en soutenant son regard, je ne vois pas les Raisins de la colère mais j’entends je ressens de la colère !

J’ai pu apprécier le repas préparé par les patients qui participent à l’atelier de culinothérapie : il était délicieux. Au menu : moussaka, salade, et clafoutis dont on me dit qu’il est typiquement limousin. J’espère venir travailler en atelier de cuisine avec eux et apprendre à leurs côtés. Toqué revient au goût du jour, échappé de la taxinomie de François. Pour le consoler de cette subtilisation, je lui donne une autre locution : pet au casque.

Je retrouve François tout à sa poésie. Et avec lui, la chaussure de Jack. Sa godasse plus précisément. Ça a de la gueule comme titre La godasse de Jack, non ? Reste à savoir à quel genre littéraire cela peut-il bien renvoyer ; toujours les catégories et les étiquettes : une question de survie. Polar ? A cause de Jack : Jack l’éventreur, Jack pot, Jack Palance, Jack Lang, Jack a dit levez le pied et tirez la langue ! Farandoles de damnés. Conte ? à dormir debout ? à réveiller les morts, à hurler aux loups ?

 

 

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Pour la taxinomie de François. Plus précisément, je préfère maintenant le terme liste des courses ; culinothérapie oblige. Donc maboule. Mais aucun mérite, je l’avoue. Car durant une lecture commune avec des personnels soignants et des patients, il a fait découvrir à l’auditoire, un texte dans lequel il est question de pétanque !

Lecture commune. Significative pour ne pas dire symptomatique. Une infirmière venue pour en découdre avec les intellos. Tout en agressivité, rien en écoute, dès qu’on lui parle, elle s’adresse à sa voisine, des termes dans sa bouche qui sont des uppercuts dans nos faces. Mais nous agissons de même, sans le savoir, je suppose ; et aussi sciemment. Boxe, ring, gants. Une patiente ulcérée s’en va. Elle nous appelle le soir pour nous dire son bonheur d’avoir partagé un peu de poésie avec elle, et nous fait part de sa rage sur l’intervention nuisible de l’infirmière. Les mâchoires sont prégnantes ; trop. Tous en souffrent. Ni victime ni coupable. Kafka. La colonie pénitentiaire. Le Procès. Le château. L’artiste de la faim et enfin La métamorphose.

Pierre, attentif, en retenue, en observation aiguë, de tout ce qui ce se dit à notre contact. De ce que nous disons également.

Jünger : « On ment donc moins bien entre quatre murs obscurs que dans une pièce éclairée. »

Journée épuisante psychiquement. Besoin d’exulter. Avec François, chaussons les atours du sportif du dimanche et allons taper le cuir (aux artistes le soin de caresser le cuir). Les tendinites ont fait leur retour depuis une huitaine de jours. Les infiltrations m’auront préservé d’elles durant six mois durant lesquels j’ai couru et joué en oubliant ces inflammations que j’avais reléguées aux oubliettes corporelles. La cheville aussi, pas encore soignée, pas eu le temps du kiné. L’entorse au règlement se remettra d’elle même. Quelques plongeons dans l’herbe drue pour sentir son corps qui n’est pas qu’esprit. Ça pique : souvenirs d’enfance et de paille. Une saine suée. De retour au Pavillon des Ambulanciers heureux d’avoir décrassé la carcasse. Vide.

Mails reçus : Roger qui m’envoie des blagues sur les blondes. Je vais lui dire que Pascale Lemée est blonde ! Zazie dont l’énergie qui n’est plus à consacrer à la correction des épreuves passe dans la réfection de l’appartement. Marie Cosnay qui me questionne tant sur l’H.P. Me parle de l’anti-oedipe de Deleuze et Guattari que j’ai tant aimé, de son aversion pour son psy et de tant d’autres choses qui regardent ma proximité avec l’environnement psychiatrique. C’est étonnant comme notre regard se modifie, mais également celui de ceux qui nous sont proches et qui, paradoxalement, loin de nous, nous ramène à ce quotidien que le soir nous désirons tant fuir. Flo : un mail très poétique, avec ses tripes, un cri. Eric H. Se réjouissant des festivités et des préparatifs autour du colloque Blanchot-Levinas (novembre 2006). Je n’ai toujours pas débuté mon texte sur Blanchot et Gadda ! Alain P. qui me fixe une séance de travail pour l’anthologie sur la Sicile que je dois établir pour les Belles Lettres. Gudule qui m’encourage pour l’épreuve en cours. Je crois qu’elle ne parvient pas à comprendre ce qui me pousse à cela. David et Julien, deux blancs, clins d’œil à l’exilé volontaire que je suis devenu à leurs yeux.

Le soir au lit, je songe avec émotion à cet après-midi passé avec les patients. A deux figures notamment, à l’une d’entre elles : le sosie de Xavier. Trop au point que cela m’était difficile de fixer cet homme droit dans les yeux. Lui aussi, il avait les yeux baissés, les mains pliées, tordues en de torsades émotives. Mais c’était sûrement pour d’autres raisons. Et puis une femme, elle aussi toute en ressemblance avec Rosaria. Rosaria surgie dans mon existence après qu’eurent sonné mes vingt ans. Comme s’il avait fallu nous préserver ma sœur et moi de cette figure absente jusque là. Nous protéger d’elle et de ses chants de sirène dédiés à la lune.  Trilles orphiques à la lunaison. Rosaria dans un asile, sur son île en Sicile, à la dérive des sentiments humains. Elle aime tricoter, les trames et la laine. J’aime le souffle des mots, leurs ourlets et leur haleine. Héritage familial.

20H30, comme chaque soir, Philippe téléphone pour la consigne. Il me prend sûrement pour une canette.

1h30, il faut dormir maintenant, demain le programme de la journée est également chargé. Premier rendez-vous à 9h00.

Fulgura frango : je brise les foudres.

 

 

 

 

 

 


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