Jean-François Patricola | Carnet du 10 juin posté le 11 juin
Brèves de comptoir : « si vous êtes là c’est parce que la fille d’un des pontes joue dans la compagnie de danse qui est sur le site ! » Bien ! Moi qui, benoîtement, pensais que nous étions en ces lieux parce que nous possédions un savoir-faire et un savoir-dire qui permettraient de signaler forces et faiblesses des démarches institutionnelles, je dois me rendre à l’évidence que cela n’est pas pour ces raisons que nous sommes ici mais bien plutôt parce que nous aimons les entrechats et les tutus ! Alors, puisque ici, et plus qu’ailleurs il me semble, on aime également les grades (gardes) et les hiérarchies, je dois en conclure que la décoration de François (Chevalier des Arts et des Lettres) est une médaille en chocolat ! Une de plus ! C’est toujours cela qu’on mangera devant TF1 le soir en profitant de l’argent du contribuable ! Parce qu’ici, on nous demande aussi ce que nous faisons et comment on utilise l’argent des impôts. Mais de la même façon que l’armée qui fait tourner ses camions dans les casernes à la fin de l’année pour obtenir le même budget carburant sauf qu’ici ce sont les tondeuses qui tournent en rond même sur les pelouses sans gazon ! De la même façon que les gants en latex qu’on balance par boîtes entière l’hiver venu ; de la même façon.
Relu Les Falaises de marbre d’Ernst Jünger. Je cherche un passage dont je garde un souvenir vivace pour le placer en exergue à l’enquête Houellebecq. Pas trouvé ! Dans un autre livre ? Tant pis. Pas le temps. Plus le temps.
C’est la troisième fois que l’on me parle du drame de Po. Tous vivent dans l’effroi. J’employai le substantif horreur au début du journal. C’est dans ce sens qu’il faut l’entendre. Tous évoluent également dans la violence que les uns et les autres s’infligent et s’auto infligent. Le besoin de parler est immense. Et, paradoxalement, il est plus prononcé chez le personnel soignant qui s’empêtre dans un confinement plus important encore que celui des patients. Les équipes entre elles ne semblent pas se fréquenter ni même se parler. Tout est bordereau, administration, procédures et cloisonnements. Et l’homme ? Relégué aux oubliettes ! Nié et annihilé ! Comme cette anecdote relatée par Pascale : le suicide est occulté par tous. Par les patients qui disent d’un suicidé qu’il est parti, qu’il n’est plus là, qu’il s’en est sorti ou qu’il reviendra et les personnels soignants pour qui un suicidé égale un échec. Non-dit en sus. Négation de la réalité. Aveuglement. Bien sûr, on rétorquera : « que savez-vous vous autres qui êtes de passage ? ». En effet, comment réagirions-nous sur le long terme dans un tel environnement hostile ? Je ne tire pas la pierre. Mais j’en esquisse toutefois le mouvement. Trop de choses me paraissent incongrues et contradictoires. Ainsi, chaque soir où nous sommes sortis pour alimenter le site, François et moi nous nous sommes faits interceptés par la sécurité et quel qu’ait été le chemin emprunté. C’est arrivé trois fois déjà. Efficacité. Une quatrième fois, j’étais seul. Un véhicule s’arrête brusquement devant moi. Une femme en blouse blanche ouvre la fenêtre, tord sa bouche et grimace, fige son visage dans l’agressivité et aboie plus qu’elle ne me parle : « vous allez où ? » Sèchement je lui réponds. Apparemment, le bonsoir (ou le salut) n’est pas de rigueur quand on est un patient ni même une autre personne étrangère à la caste médicale. Ce sentiment de gouverner l’autre ou de le nier au nom d’une blouse m’indispose. L’idée de Pascale d’évoluer avec une blouse de médecin devient alors plus qu’intéressante : nécessaire !
Tout comme ceci : Esquirol est une ville où rien ne fait défaut. Sauf une boîte aux lettres. Aux patients, j’ai demandé comment ils faisaient pour donner de leurs nouvelles : « il faut donner son courrier au surveillant » m’a-t-on répondu. On appréciera le terme surveillant d’abord et l’infantilisation, voire la censure de la démarche ensuite. J’aimerais comprendre. D’un côté on prône le décloisonnement et nous sommes là à ce titre et de l’autre on maintient le patient la tête sous l’eau. Pour en finir avec Po, ce vers salutaire d’Apollinaire : « soleil cou coupé » !
Philippe téléphone. Consignes. Comment écrit-on en rouge, en noir, en blanc ? Il doit sûrement confondre et croire que j’aime la plongée aux Maldives et arracher aux récifs du corail… Tiens Maldives et maladives…
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