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Jean-François Patricola | Carnet du 14 juin posté le 15 juin

 

Cela faisait presque une demi-heure que je m’agitais dans mon lit : début d’une insomnie ? J’avais chaud ; pourtant la fenêtre était entrebâillée. J’invitais la lumière à m’accompagner pour lire. Il était presque deux heures de matin. Je rallumais également mon portable ; j’ignore pourquoi. Deux messages. Florence m’apprenait que mon oncle Enzo avait téléphoné de Sicile : Giovanni Fronte n’est plus ! Plusieurs fois, j’ai relu le texto ne pouvant y croire, ne pouvant croire à cette disparition comme à cette déveine : une semaine, il aurait fallu une semaine de plus pour que Giovanni, peut-être, s’en aille en paix !
Dimanche soir, alors que nous recevions ici, au Pavillon des Ambulanciers, la visite de Jean-Louis Escarfail accompagné d’un sympathique malvoisie, vers 23h, le téléphone avait sonné : c’était Thierry Mirande de la revue Toussaint Laverdure qui m’appelait suite à mon mail. Je l’invitais à faire parvenir rapidement les exemplaires qui revenaient de droit à Giovanni à mes parents qui partaient dimanche prochain pour Trinacria et qui pourraient en assurer le convoyage plus sûrement que la poste et à moindre frais. En vain ! Giovanni n’aura jamais su que je lui réservais la surprise d’une publication en France. Aurais-je dû le lui dire avant ? Je me sens dans la peau de qui a menti. Lorsqu’il m’avait remis, il y a un an, ses cartons de poèmes, de pièces de théâtre en un acte, d’essais tous recouverts d’une pellicule de poussières et d’oubli, je lui avais fait la promesse de ma battre pour ce que je jugeais être une écriture digne d’intérêt ; puissante et poétique. Mais je ne l’ai jamais tenu informé de mes démarches, ni des possibilités de publication. Pudeur ? Envie de voir enfin contenté par l’écriture un homme que l’existence n’aura pas épargné ? Je l’ignore. Le jour qui s’annonce se drape d’un crépon noir. Je revois Giovanni, chez lui, sur sa colline oubliée des dieux, avec ses amis, ses animaux et ses nombreuses sculptures, ses meubles qu’il fabriquait lui même et qui n’avaient rien à envier aux meilleurs designers du moment. Ses anecdotes, sa vie, partagées autour d’un thé. Son jardin de Carnac, ses livres qu’il tenait pour sacrés. Tout cela est là, fiché dans ma mémoire, tout cela qui n’est plus désormais. Que faire de ses ouvrages français désormais ? Au moment où j’écris, le téléphone sonne. J’en apprends plus : Giovanni est décédé il y a trois semaines. J’aurais dû recevoir une carte m’informant de sa disparition. Elle ne m’est jamais parvenue. Mon oncle qui l’a assisté dans ses derniers instants, qui a partagé jour après jour ses souffrances, et lui a fermé les yeux, a été incapable de me téléphoner pour m’en parler. Il est ému à l’idée du livre. Il en fera bon usage a-t-il dit à Florence. Giovanni n’est pas mort. Connaissant Giovanni, il a dû s’éteindre sur sa colline balayée par le sirocco, étouffée de chaleurs et noyée des stridulations des cigales. L’hôpital : très peu pour lui. Il a tellement vécu en lazaret entre les deux guerres mondiales, dans sa grotte aussi, avec son troupeau, jeune pâtre vendu par ses parents pour nourrir ses frères et sœurs, et c’est même là qu’il a vraisemblablement récolté les poussières assassines qui lui ont broyé les poumons, oui, il a tellement vécu en pestiféré, qu’il n’aurait pas admis de se retrouver dans un énième mouroir. Oui, c’est bien là, dans cette grotte d’un autre âge, et à Florence submergée par l’Arno, que le sort de toute une vie, en partie, s’est joué.

Cette disparition ravive le souvenir d’une autre : celle de l’immense écrivain Gesualdo Bufalino que j’ai eu le bonheur de traduire et qui, lui aussi, n’a jamais vu la traduction faite conjointement avec ma sœur. D’ailleurs, bien que correspondant, et nous téléphonant, nous ne nous étions jamais rencontrés. C’était prévu, chez nous, en Sicile, en juillet 1996 (1997 ? ). En mai, un camion en décida autrement qui lui ôta la vie.

Au téléphone, alors que je tentais d’exprimer mon désarroi : « On a passé l’âge des surprises ne crois-tu pas ? » Oui, ce n’est pas la première fois que cela m’est signalé et reproché. Mais, pour ma défense, qui connaît réellement l’édition et ses arcanes mystérieux ? Combien de promesses jamais tenues, de reports de dernières minutes qui deviennent des fins de non recevoir ou des années d’attente. Je ne me voyais pas lui dire ou lui écrire : « Giovanni tu vas être publié en France » et quelque temps après l’informer du contraire. Cela l’aurait achevé avant l’heure… A moi donc cette responsabilité.

De deux heures à cinq heures du matin, j’ai donc lu, j’ai dévoré les pages, tout ce que j’avais à portée de mains sur la table de nuit : Narcisses (numéro de la Nouvelle Revue de Psychanalyse publiée sous la direction de J.-B. Pontalis et que j’avais acheté lors de ma première résidence. C’était à Saint-Brieuc, le 7 avril 2001, prix : 33 francs). J’ai souligné : « (…) ainsi, schématiquement, si Œdipe soutient les névroses, son manque sera à la racine des psychoses. », « Tout manque produit une "blessure narcissique" », « Piera Castoriadis-Aulagnier appelle "contrat narcissique" la relation d’universalité qui lie le groupe à l’individu à travers le couple parental grâce au discours du mythe, de la science et du sacré où l’idéal propose les lois infaillibles qui assurent une vérité sur le passé et l’origine et, corrélativement, sur les objectifs prévisibles du futur. La rupture de ce contrat, comme par exemple l’isolement familial, peuvent jouer un rôle dans le développement des psychoses. », « Toute éducation qui apprend le contrôle sur soi, l’effort et le dépassement va de pair avec une sexualité organisée. » Lu également les quatre volumes de la bande dessinée : Les Forêts d’Opale et débuté L’iguane de Filip Forgeau. En exergue à ce roman : « iguane : drôle d’individu à la langue épaisse et à la queue puissante… » qui ne reconnaît pas là Filip, capable, selon d’aucuns de vous signaler quelle psy porte un string ou non ! Eros et Thanatos ; invariablement, inévitablement. Avec lui c’est mortel ! Lu aussi le catalogue du Bruit des autres. Sur le quatrième de couverture : « Mon corps est fait du bruit des autres. » Antoine Vitez.

N’ai pas déjeuné seul au réfectoire : pourtant mes camarades vaquent à leurs occupations, se dédient à leurs rendez-vous. C’est pas plus mal. L’envie d’être seul ou alors de convoquer, pour seule compagnie, les souvenirs que j’ai de Giovanni était pourtant vivace. Cet après-midi, j’ai de nombreux rendez-vous. Il faut pourtant donc s’extraire de cette nostalgie funèbre. « Je suis une force qui va ! » Oui, mais on ne s’appelle pas tous Hugo ! Lors donc du déjeuner, à un psychiatre qui m’entretenait de l’entrevue du matin avec Pascale et des patients : « la demande est-elle forte de ce genre de rencontre ? ». Il répond : « je n’aime guère le terme de demande qui connote une supériorité. » Je n’en disconviens pas et j’ajoute : « il n’est pourtant pas permis de parler de partage ». Il n’en disconvient pas non plus. Ensuite, il évoque Sarreguemines où il a été en poste, Jury, hôpital psychiatrique non loin de Metz et le festival de Lorquin.

Un cuisinier comme hier, et avant-hier, et tous les jours passés dans notre vivarium, apporte, dans une glacière étiquetée, les repas du soir sous cellophane. De blanc vêtu, à l’égal d’un infirmier, et avec cette glacière couverte d’étiquettes, j’ai, à chaque fois, l’impression qu’il convoie un rein, un poumon à greffer. Du coup, l’idée même de la faim me devient étrangère. C’est bon pour le régime comme stratagème ça ! Je devrais déposer un brevet, un copyright. Et puisqu’on parle de carcasse, le tendon gauche me donne du fil à retordre ce matin. Trouver du Voltarène de devrait pas être une mission impossible ici. Sinon, respectueux des lois édictées, celles de Douste Blabla et de Sarkorak, je retournerai voir mon médecin de famille à Metz. 1500 bornes, aller et retour ! Il faut voir son médecin de famille nous a-t-on signifié ! Ainsi, il sera fait ! Avec les repas du soir sous cellophane, il y a un feuillet administratif qui mentionne le nombre de repas à livrer et à qui. Nous comptons, nous autres habitants du Pavillon des Ambulanciers, parmi les membres du personnel et non pas parmi les patients. Il y a bien le nom de Chaffin (François) et de Lemée (Pascale), mais moi je m’appelle RIBOULET ! En avant, le boulet !

Pascale, deux lapsus : à propos du cèdre du Liban (en réalité le séquoia) : le cèdre du lit blanc. Et d’un banc dans le parc qu’elle évoque, elle fait un blanc. Aussi, lorsque je lis le mail de Roger la concernant (sur les blondes), elle entend « au mot » pour « homo ». Toutefois, je ne suis pas exempté de tout lapsus, moi aussi. Elle m’épingle régulièrement. J’en prends aussi pour mon grade. C’est drôle, et même inquiétant si l’on prend quelque recul, ces dérapages beaucoup plus nombreux qu’à l’accoutumée. Ces intrusions de personnes fictives ou non dans notre quotidien d’emmuré. Ainsi aussi, lorsque revenais vers 23heures du bureau de Philippe où je m’étais rendu pour envoyer nos textes, je trouvais Pascale terrée derrière un tee-shirt et regardant ce film où Anthony Hopkins joue un serial killer, cannibale raffiné qui apprécie ses victimes avec du sel ou  non. Je lui demande si c’est vraiment le moment de regarder ce genre de films d’autant plus qu’elle a l’air d’en éprouver répulsion et attirance, puis je m’assois pour regarder la fin du film en sa compagnie. Au moment du deus ex macchina de fin, au moment où le monstre va frapper et où la victime est condamnée, sans nul espoir de survie, le téléphone sonne comme pour une dernière moquerie des dieux. Le répondeur se met en marche, on entend la voix de celui qui téléphone, un policier, Hervey Keitel : « C’est Jack… »

Rencontre avec différents responsables de services et de secteurs opérationnels de l’hôpital : sécurité, logistique, technique, etc… Pêle-mêle, je note que les personnels soignants possèdent des colliers anti-agressions qu’ils tiennent sur les recommandations des responsables dans les poches de leurs blouses. Ces colliers sont reliés à une centrale. L’année dernière, soit 2004, il y a eut sur le site, 150 agressions. Ne sont pas considérées les agressions verbales ou les simples taquets ; ce que j’ai cru comprendre. Mais je développerai cela ultérieurement. Nous envisageons de partager une nuit avec les patrouilles de sécurité. Il y a environ 1300 personnels sur le site pour 518 lits (jour et nuit confondus). La capacité est importante et n’est pas toute occupée. Pourtant, Pascale revient d’un pavillon où les patients qui sont « durs » partagent à trois une même chambrée. Certes, cela n’a rien à voir avec ce que l’observateur aurait pu rencontrer autrefois. Car autrefois, c’était du temps où l’Hôpital se nommait Naugeat et non pas Esquirol et à cette époque-là, où il s’agissait davantage d’un asile qu’un d’un hôpital moderne, il aurait pu compter jusqu’à quatre-vingt personnes par dortoir. Là, les lits étaient espacés de quelques centimètres, et il y avait une unique commodité qui n’en méritait pas le nom, puisque visible par tous, malgré un petit muret placé devant. A cette époque également, il y avait une ferme. Les malades (et non des patients) se chargeaient eux-même de cultiver le potager et d’effectuer les récoltes, de soigner le bétail. Et jusque dans les années 60, il y avait une grande fête type villageoise qui se tenait dans le parc beaucoup. On ouvrait les portes, on donnait des spectacles, les vedettes d’alors venaient s’y produire (Les Compagnons de la chanson, Sim, etc). Nous discourons également sur les vocables militaires qui me frappent et que d’aucuns nient et que d’autres, tout ébaubis, découvrent pour la première fois malgré des années de présence ici. Ainsi donc pour ne plus rappeler ou connoter l’armée, P.C ne signifie plus dans les directives (mais pas de façon effective ni dans les esprits ou les discours) : « poste de commandement » mais « point de consultation » (sic !). Je relève les termes : « cour d’honneur », « unités mobiles », « infirmier surveillant » (ou « référant » justement pour gommer cet aspect militaire ou carcéral) , les couverts et les assiettes pour les réceptions frappés des initiales de l’hôpital. La télévision était présente en 1974 avec un blindage spécial ! Qu’avant la psychiatrie moderne, infirmiers et gardiens comme malades formaient une grande et même famille. Que certains étaient même appelés et désignés par les termes de : « papa » et « maman ». Aujourd’hui cette proximité, cette familiarité dirons-nous, peut-être excessive, n’est plus. Tout est cloisonné d’un service à l’autre, d’une spécialité à l’autre. Je m’en étonne beaucoup et l’évoque. On me répond qu’il s’agit-là d’un fonctionnement propre à l’hôpital et ce qu’il soit classique ou psychiatrique. Et que par ailleurs, ces comportements sont également le reflet de notre société individualiste. Certainement. Mais je m’attendais, naïf, à ce qu’il y ait justement un comportement différent ici de « l’extérieur » ; et plus encore parmi les soignants que les soignés. Au terme « personnel » soignant ou médical, il conviendrait de préférer : « impersonnel » médical ou soignant, non ? J’ai la dent dure, mais je il faut voir combien nous sommes pris à partie également.

17 mails. Poste technologique attendue comme le messie. Bouffée d’oxygène pur. Des enquêtes et articles littéraires de Frédéric V. sur « les fausses reliques : enquête au cœur des trafics de vestiges bibliques » de Patrick Jean-Baptiste, « à propos de Rock’N’Taules » du messin Pierre Hanot et une enquête sur Maurice G. Dantec qui a fini de filer son mauvais coton et maintenant s’en pare en martyr. D’autres également avec leur lot d’informations et de clins d’œil, d’amitiés.

Rapide aller et retour à Limoges : pressing et presse. Librairie, au vol, deux achats : la bande dessinée Giacomo C, Tome 15, La chanson des guenilles et une étude sur Paracelse d’Alexandre Koyré. Paracelse : « Qui était ce vagabond génial ? Un savant profond qui aurait, dans sa lutte contre la physique aristotélicienne et la médecine classique, posé les bases de la médecine expérimentale moderne ? Un médecin érudit génial, ou un charlatan ignorant, vendeur d’orviétan superstitieux, astrologue, magicien, faiseur d’or, etc. Ou, au contraire, est-il le « médecin », c’est-à-dire l’homme qui se penchant sur l’humanité souffrante aurait trouvé et formulé une conception nouvelle de la vie, de l’univers, de l’homme et de Dieu ? » Plus que jamais de circonstance.

 

 


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