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Jean-François Patricola | Carnet du 15 juin posté le 16 juin
La journée débute à cent à l’heure : cinq interminables minutes à ferrailler avec Pascale qui me soutient mordicus que nous sommes le mardi 14 juin ! Je commence à douter, vu qu’elle est sérieuse, qu’elle tient son planning à jour, qu’elle consigne toutes les remarques administratives. Finalement le salut vient du ticket du pressing. La temporalité vacille. C’est sûrement pour cette raison que depuis deux ou trois jours nous regardons aussi la télévision et le journal alors qu’aucun d’entre nous n’a la télévision chez lui ni n’éprouve le besoin de la regarder. Litanies des jours qu’égrène le Temps et pertes des repères de la quotidienneté.
Un texte d’une patiente à l’atelier d’écriture : « les auteurs vivants ne sont pas tous morts, la preuve il y a trois rescapés qui sont avec nous à l’hôpital. Je ne sais pas s’ils seront mieux en sortant qu’en entrant. En tout cas, pour une fois, des gens « du dehors » viennent vers nous. Aller… vers nous. Trois semaines à dériver sur l’hôpital, à surfer sur les vagues des patients, des pathologies, etc… des pavillons. Pour mesurer la distance parcourue, l’écriture pour eux, pour nous, des textes, des mots, mettre des mots sur et composer un nouvel univers, un nouvel hôpital. Remâcher tout cela pour créer autre chose. Sortir des ouragans, des tsunamis, des tremblements de terre et à l’hosto il y en a un paquet, avec des morts et des blessés. Trouver un phare, pour se repérer, pour voir un peu de lumière et revenir au port ou accoster sur un autre continent… au fil des mots, trois marins vivants…comme des témoins qui ont découvert l’Amérique et quelle Amérique. » M.L
Après le déjeuner au réfectoire, nous nous rendons à la cafétéria, en terrasse. J’en profite pour acheter dans la supérette où l’on trouve un peu de tout, des cartes postales du site, des timbres et des enveloppes. Un patient vient partager le café en notre compagnie. Il nous raconte son existence ici, les changements survenus à son hôpital, lui qui le fréquente depuis si longtemps déjà. Ensuite, il aimerait que l’on jette un œil sur un tapuscrit qu’il a écrit ; échange de correspondances entre lui et des politiques et économistes de renom (Alain Minc, Sarkozy, Mitterrand, Chirac, le Pape, etc). Il propose une réforme pour que tous aient du travail. Retourner au calendrier républicain de 1793 notamment. Tout est abordé par lui : réforme des cultures, des semis, du maïs, des échanges internationaux, des équipes de 9heures par roulement de trois phases, cinq jours de travail pour cinq jours reposés, etc… Souvent, des tournures reviennent qui, si elles marquent des palimpsestes chez d’aucuns en littérature, permettant notamment un appui fictionnel ou temporel, sont pour lui des retours sur soi, des impulsions qui relancent son discours et semblent l’assurer tels des gardes-fous. Notamment : « j’ai soixante-dix-neuf ans » ou « je m’excuse ». Il dit aussi : « la tête me travaille ». A côté de nous, je capte cette bribe de conversation : « là ça a fait tilt et j’ai dit appelez l’hôpital ». Au même moment, la cloche sonne (quatorze heures), un homme se penche dans le bassin de la fontaine et plonge à plusieurs reprises la main dans l’eau. Y-a-t-il des poissons qu’il tente d’attraper, un document qu’il aurait fait tomber dans l’eau, un esquif confectionné ou bien son reflet qu’il essaie de capturer ? En même temps, la poubelle prend peu à peu feu, en même temps… la fatigue s’empare de mon esprit, la concentration s’en ressent terriblement, l’envie d’un abandon général me gagne… En rapportant les tasses au comptoir, nous signalons le départ de feu au barman qui nous lance : « merci, je vais jeter un bocal d’eau… sur la tête de celui qui a fait ça ! ». Agité du bocal ! Une autre formulation pour la taxinomie !
22 mails, de plus en plus importants pour moi que ces bouteilles à la mer, quelque chose de l’ordre de la racine, de l’enracinement, des nouvelles du pays, une ouverture dans le dôme du ciel, une béance dans le mur par où s’échapper. Point de nouvelles de la Pythie de Delphes depuis deux jours. En revanche, l’ami Pax se manifeste. Et David Vincent, pas celui qui a le petit doigt relevé et qui les a vus, les martiens, l’autre, mon ami qui me donne des nouvelles quelque peu alarmantes concernant le fils de Laurent. Ce dernier, pudique à l’extrême, tête de pioche, semble me préserver, qui m’informe des transferts dans le football, des nouvelles politiques et artistiques, mais pas de son fiston. Higgins se fait porter pâle ; préférant aux saillies verbales d’autres saillies : il est lassé ; comme sur un terrain, il démissionne souvent très vite. Le dandy Frédéric Vignale, encore honoré, après avoir le bonheur de constater qu’un de ses articles sera publié dans un manuel scolaire, une récompense pour un autre l’attend. Isabeau qui s’amuse des douces folies relatives à l’organisation du bac. Isabelle G, de Saint-Brieuc, en écho à Pascale. Frank Z., banquier qui perd la boule mais pas le boulier. Phil à ses planches. Eric, tout à l’organisation du colloque qui se tiendra dans plus d’un an mais qui déjà dévore en moloch êtres et énergies (tout en étant, lui aussi, dévoré) ; que de luttes intestines et de coup bas depuis un an il aura fallu endurer et combien d’autres encore à venir.
Gregor von Rezzori : « l’absurde était notre lot. », « Le bavardage professoral qui ne s’adresse qu’à des oreilles sourdes. », « La réalité est un oignon. Elle est faite de plusieurs couches. L’une se superpose à l’autre, la recouvre, la masque. », « Il y a des philistins dans toutes les classes de la société. » Relevé également les expressions : « bas bleu » – qui aujourd’hui utilise cette expression désuète ? Terme qui est marqué historiquement je crois. Mais quelle en serait, ou en est, l’équivalence contemporaine : working girl ? Je l’ignore. Il n’y en a pas. Evolution des mœurs qui imprime un nouvel ordre dans la langue et qui efface des figures des temps anciens.–, « une mâchoire à casser des noix ».
Pas couru, il pleut, tendons en feu, j’ai du mal à me motiver ; pourtant j’ai l’impression que cet univers où j’évolue depuis neuf journées et neuf nuits maintenant dresse un rempart de briques dans mon corps. Que ce corps se fige, qu’il n’existe pas ou plus ; relayé au second plan. L’esprit dicte sa loi. Le logos, la pensée, suivent, fidèles et aliénés à la fois. Un corps sain dans un esprit sain. On en est loin. Demain, j’irai courir ; demain. Je lis, allongé dans mon vivarium. La pluie frappe le dôme et lorsque je ne suis pas concentré m’irrite. Le soir, Pascale regarde un film sur l’enfermement et la filiation mère-fille ; les dégâts de l’éducation orientée contre l’autre. Comme si d’être ici ne lui suffisait pas, ou plus, ou pas assez. Je demeure en sa compagnie un quart d’heure, puis je me lève et lance à propos du film : « ça part dans tous les sens ! ». Elle répond, concentrée : « surtout ici ! ». Je lis, encore, mais dans ma chambre cette fois-ci. Plus tard, il est tard, très tard, je la trouve devant un film slave sous-titré sur Arte : des enfants sont achetés à leurs parents contre la promesse d’une rente et d’une formation au sein d’un cirque. En réalité, on les éduque à la ladrerie. « Pinocchio revisité » dis-je ! Point de réponse. Pascale est ailleurs. François également. Et je replonge dans Gregor von Rezzori et à l’éclatement de la Mittleuropa.
Mon esprit cherche à briser la mâchoire qui lui impose ici son horizon. Envie de jongler avec les mots et les lettres, d’écrire quelque poésie ; mais cynique. Vous ne manquez pas d’air jeune homme ! Pour ce faire, déplacer ou ajouter justement un r ! Ainsi, « mot » devient « mort » et « partie » devient « patrie ». A ce propos, me revient en mémoire, le dîner du soir, entre Pascale et moi, entre nos plats et nous-mêmes, deux ou trois bouteilles qui se dressent et l’empêchent de me voir lorsque nous échangeons. Elle déplace la bouteille de cidre en disant : « ma tour en I5 ». Aussi sec, je fais glisser brusquement mon verre d’eau sur la table vers elle en jetant : « le fou pour l’arrêter ! » Voilà, en somme, où nous en sommes ! En me relisant, je comprends aussi pourquoi, pour la seconde fois, je relève dans Sur mes traces, l’expression : « leurs mâchoires en casse-noix ». En effet, depuis le début j’ai cette image d’un étau et là j’écris : « cherche à briser la mâchoire ».
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