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Jean-François Patricola | Carnet du 6 au 12 juin (révisé)
Journal de bord
Lundi 6 juin 2005
Limoges. Débarquement à 13 heures après huit heures de trajet sous une pluie battante. Présentation du projet, de l’éditeur, Jean-Louis Escarfail et de sa maison d’édition : le Bruit des Autres, des participants au « loft d’arthérapie », des commanditaires.
Nous voilà rendus au Pavillon des ambulanciers ; la nef des fous où nous résiderons. Désignation poétique et symbolique. De quel pavillon s’agit-il là ? de celui qui entend les mots ? les maux ? Et à quels ambulanciers songe-t-on désormais que des hommes et des femmes ayant partie liée avec l’art y résident comme dans une bulle protectrice ? Est-ce que l’on tirera sur eux comme nous tirons des mots sur des images et des préjugés ? A découvrir. A vivre. Je pense également à la chambre des officiers : mais ici point de gueules cassées ou alors de l’intérieur. Egalement en pensée, inévitablement, AFS : American Field Service et mon séjour en terre algonquine. Brancardiers d’un autre temps, des presque reliques, témoins que l’on écoute sans véritablement entendre.
Reconnaissance de nos quartiers, premières découvertes de l’Autre. Un parfum d’internat ; aux frontières de l’internement. Pascale est native de Saint-Brieuc. Il faut toujours qu’en résidence, Louis Guilloux s’invite ; désormais fidèle, à moins qu’il ne réclame la publication de ce journal que je lui ai dédié et qui dort dans un tiroir sous une chape d’oubli. A Vézelay, chez Jules Roy, en avril dernier, plein de faconde, il a tenté le coup, s’invitant à la dernière minute. Mais Julius veillait et l’a reconduit aux portes moyenâgeuses lui proposant de remettre à plus tard sa croisade.
Quartier, ambulanciers, résonances martiales… sur un document je découvre l’acronyme P.C pour poste de commandement ; vocables militaires. Ou l’on oublie que la psychiatrie relevait autrefois de l’armée (et du goupillon). Et s’il n’y avait que les substantifs pour me le rappeler. Hélas, non, il suffit de considérer les bâtiments, symétriques, plus proche du bunker que du pavillon de repos pour se rendre compte du déterminisme des origines. Pour peu, et malgré plus de 750 kilomètres, je me croirais revenu à Metz, rue du XXe corps américain ou Rue Fragnatte ! Les bâtiments ont des faciès de casernes prussiennes. Ne fait défaut, au milieu de la place, qu’une chenillette Panhard ou un AMX 30 et son tablier d’acier vert.
Psychose, névrose. J’ai envie d’ajouter sinistrose. Pour que la dose soit parfaite. 3 maux-mots qu’il faut sans cesse interroger et qui en imposent.
Cette expression dans la bouche de François : « mi dingue mi raisin ».
Longues conversations entre nous : se découvrir. Le loft et son principe qui vient à l’esprit ; inévitablement. Qui fait quoi et comment ? quelle salle de bains, quelle chambre, quel placard pour qui ? les horaires de travail et de coucher, de lever et du dîner, les clefs de l’appartement, etc… J’avais dit au moment de cette émission tant décriée, que si l’on plaçait sur le même mode et les mêmes principes dix étudiants préparant l’agrégation par exemple, on obtiendrait les mêmes résultats. Certes, les conversations seraient sans nul doute possible plus riches, mais la mécanique demeurerait identique ! Et c’est elle seule qu’il convient d’interroger.
Chaque semaine, la punition ne sera pas de partir après le vote des autres pensionnaires mais bien de rester ! Pascale propose que l’on se choisisse des prénoms des lofteurs. Je prends Loana ; rapport à la blondeur bien sûr que je partage avec elle ! Ce ne sont-là que des pudeurs pour l’heure.
Non loin du Pavillon des ambulanciers, l’hélicoptère des urgences de l’Hôpital voisin se pose pour la troisième fois. Urgences. Chaque coup de pâle est un déchirement. Cette proximité semble davantage me glacer que toute autre pour l’heure. Hélicoptère rime avec cimetière. Rime pauvre ; de toute façon le vers retourne, lui aussi, à la terre !
V.I.T.R.I.O.L ! Oui, toujours aller plus loin, au sein de cette terre inconnue, et terreau de chaque chose qui est et qui sera. Au substantif parcours initiatique ou épreuve initiatique, on préfère le vocable expérience. Galvaudé. Une carcasse sans plus d’ossature ni de viscères, jusque le cuir tanné et flasque ; et pour le coup innommable ou repoussant.
1H00, fin de partie. Quelques lignes durant une lecture réflexe pour veiller mon sommeil. Le cinéma érotique (Taschen). J’ai pris une dizaine de livres avec moi. C’est celui-ci qui s’est imposé. Eros et Thanatos déjà assoient leur suprématie. Le blanc des blouses (vertes et bleues maintenant) en hymen avec le linceul. Thanatos et son frère jumeau Hypnos également. Sur le lit de Pascale, Le pas d’au-delà de Maurice Blanchot. Résonances et signes.
Mercredi 7 juin 2005
Ce n’est pas la diane qui m’a réveillé à sept heures ni le lever aux couleurs ! C’est la noria de véhicules qui entrent et qui sortent du parc. Fourmilière.
Je lis. J’écris. Mes comparses ont le sommeil lourd : il est dix heures et nul bruit dans la demeure manifestant leur présence ne vient contredire l’hypothèse avancée. Je vais me doucher au risque de les réveiller. J’irai me promener avant la visite officielle des lieux ; observer l’obscène ; du latin ob-scena, qui est en dehors de la scène. Déjà, cette impression que ce qui est proposé sur les planches n’est pas à la hauteur de ce qui se trame dans la coulisse. Hier au soir, j’ai ressenti cela, ce décor de carton pâte, de lourdes tentures qui dissimulaient ce que l’on entend cacher, ces bâtiments aux carrures de bunker avec des fenêtres qui n’en sont pas, meurtrières sur l’existence. Ne pas oublier que monstre vient du latin mostrare qui signifie montrer. Qui sont les Barnum modernes ? Nous ?
Qu’est-ce que je fou ici ?
Pourquoi H.P rime avec fou ; l’inconscient populaire ? Anima. Etonnements. Autre cliché : le fou et l’enfant ; sacrés.
A François, à propos de la mise en ligne de nos clichés et du sens qu’ils doivent avoir, je lui dis qu’il faut oublier ces réflexes qui n’ont pas cours ici, ou alors un cours différent ! Quel sens a le sens ? Par ailleurs, il tente de mémoriser des dizaines de chiffres et je le lui lance alors tout en m’étonnant de la remarque : « tu te prends pour Rain man ? » Déjà s’immiscent des pensées et de mots qui nous rappellent qu’ici nous ne commandons pas ; sauf aux chimères. Absence et présence : résonances. Ce sont là, je crois, des réflexes de survie. L’ébauche d’une carapace. La preuve les déclinaisons de François hier pour dresser une taxinomie de la folie. Ajouter toqué !
Fou viendrait de feu, du feu du diable. Un médecin au XIX ème siècle faisait avaler aux patients de la glace pilée pour l’éteindre. L’étreindre ? Les mots dictent leur loi ; dérèglement des sens. Rimbaud et Baudelaire, en figures tutélaires. Nous sommes des voleurs de feu. Le savoir et l’assumer. Et observer les renvois, les signes : cet après-midi, durant l’atelier d’écriture, une jeune femme produit un texte sur l’eau et le feu. A la pause, une autre joue avec une boîte d’allumettes, brûle allumette sur allumette et finit par se brûler les doigts. Echos. Vol au-dessus d’un nid de coucous devient rapt ou vol à la tire au-dessus d’un nid de coucous !
A la Chataigneraie, atelier d’écriture (art thérapie), des salles où l’on sculpte, travaille la glaise et la matière, où l’on plâtre les bleus à l’âme. Une autre pleine d’instruments. Je les trouve soudainement sinistres ces guitares, xylophone et autres percussions. En effet, je ne peux m’empêcher de songer aux origines du logos : instrument-instrumentaliser-instrumentalisation ! Sur une table, un livret gorgé de pensées. Relevé celles-ci : « La psychiatrie m’interdit de parler aux imbéciles », « Je vais pleurer pour vendre mes larmes », « La chaleur de tes nichons fait rougir mon saucisson ». Rien à voir avec cette dernière pensée, une porte sur laquelle figure une plaquette de cuivre mentionnant culinothérapie.
Je reviens à instrument. Déjà le comportement se modifie au contact des autres pensionnaires du Pavillon des Ambulanciers mais également des personnes que l’on croise au cours de la journée. Et que dire alors de l’écriture ? Un mot me vient à l’esprit, qu’aussitôt le besoin de l’analyser, de considérer son origine, son étymologie, sa portée et tous ses sens et acceptions surgit avec lui. Ainsi donc des instruments mais également de la salle à dessins. Dessein.
Dans cette perspective, en sentinelle sur le qui-vive, je suis attentif au discours d’autrui. Entendu durant les deux heures de la séance d’écriture : « motus vivendi » pour « modus vivendi » et cette expression non moins symptomatique : « Toi tu ne serais pas toi ». Eclairante ; même si j’ignore comment l’écrire : conditionnel ou futur ? Quoiqu’il en soit, absence de futur et négation de l’altérité. L’atelier est un cri pour beaucoup : se faire entendre, clamer sa rage de soi et de l’autre, témoigner, dire le non-dit. On devine l’acte salutaire car aux trémolos dans la voix, au souffle coupé, succède l’apaisement, la voix dans ses éclaircies après la lecture de son écrit personnel. Dire et entendre : toujours le pavillon. D’ailleurs entendu parler de « pavillon ouvert » et de « pavillon fermé » pour signifier que l’on peut ou non circuler librement sur le site. Vocabulaire barrière : fermer les écoutilles, les sas pour une lente immersion. On dresse des clôtures, on ne se mélange pas, degrés et castes, la société, là aussi, recomposée. Tellement humain. Trop. Autre expression qui m’assaille aussitôt : « c’est tout frais ». Je songe aussitôt à ce proverbe russe qui dit que le poisson pourrit toujours par la tête ! La difficulté réside dans l’écartement et l’écartèlement de ces mâchoires qui me conditionnent. Trop tôt pour contourner l’obstacle. Observer et ressentir. Ensuite échafauder un plan ; éventuellement. Sinon se laisser porter par le flot et découvrir le delta au moment de rejoindre la mer. La Source, quelquefois, il nous semble la connaître, elle et ses gargarismes sibyllins. Mais la vaste table bleu, qui peut prétendre l’embrasser, s’y attabler pour un repas à nul autre pareil ?
Comment comprendre cette locution désormais : « écrivains en résidence » ? Surveillée ? conditionnée ? les confins comme l’exigeait Mussolini qui n’appréciait pas les mots autres que ceux officiels. Gramsci et Pavese. Oui, travailler fatigue. La dictée !
« Verrà la morte e avrà i tuoi occhi ». Ce n’est que ça, non ?
Mon texte en atelier : consignes : un quart d’heure pour produire un texte sur un objet qu’un participant nous a remis. On me remet une montre. Plus précisément, F. me tend sa montre et s’empare dubitatif de mes lunettes. Voici mon texte : « La montre démontre glacial un attachement à l’heure, au leurre, au lien social. Liée au poignet. Lié à l’autre. La montre de F. Un sablier qui mesure le temps ; comptable tout le temps. Grains qui s’immiscent dans les veines, ces autoroutes de l’existence, à moins que ce ne soit des couloirs de piste d’athlétisme. Qu’en est-il plutôt que quelle heure est-il ? Elle est en quartz et pourtant si légère ; bloc de pierre arrachée à l’immensité du temps. En plaques qui la composent, armure de métal ou de cuir d’un samouraï oublié. Elle cercle et encercle la main. Manicles. Menottes sur des menottes défuntes, asphyxiées par la course de Cronos. 15H15. 1515. Ça date précisément et ça renvoie à l’Histoire. Sa petite histoire mélangée à la grande. Sa grande histoire diluée aux fragments des secondes. Montre. Montre-moi ton poignet et je te dirai quel temps tu fait. Montre des abysses aussi ; sans les s pourtant sinon ça ferait mon(s)tre. Jusqu’à 100mètres ! Ce ne sont pas les 100mètres de Carl Lewis dans son couloir (si tu mords, tu meurs), non ce sont les 100mètres d’une interminable apnée qui dure tout le temps. Le temps d’une vie gravée dans le marbre et dans le quartz. »
J’aurais pu ajouter : « avec le temps va tout s’en va, (…), avec le temps on aime plus ! ». C’était juste une question de tempo ! J’étais en retard ; comme toujours.
FR3 présente durant l’atelier pour filmer la séance. Philippe s’est débrouillé pour prendre la bague de la journaliste, jeune femme au regard d’émeraude, et lui déclarer sa flamme dans un texte plein de faconde. Le savoir-faire à l’œuvre. Au dire de Jack, plus belle encore en chair et en os qu’à l’écran ! Ah les sens !
François déchaîné durant la lecture de son texte. On sent le maître à l’œuvre : le metteur en scène, l’homme de théâtre. Il fait mouche. L’atelier tout entier rit à gorge déployée. Séquence heureuse pour la presse qui s’empresse de filmer la chaussure de Jack sur le bureau. Bravo ! Pascale, pleine de pudeurs et de retenues, décline la proposition. Preuve s’il en est qu’écrire n’est pas facile ; même pour ceux dont l’écriture est l’activité essentielle et vitale !
En songeant aux mots et à leur portée, me revient en mémoire, sans trop savoir ce qui a pu produire cette réminiscence ma rencontre avec François Collin. C’était en 1995, dans une célèbre brasserie du VIe arrondissement. Elle m’avait dit en maîtresse femme : « j’aurai un livre de Blanchot, faites donc de même ! ». En étudiant et disciple craintif, je m’étais avancé vers elle avec mon livre à la main. Elle était assise, feuilletant un livre, elle me dévisagea par-dessus ses lunettes, me jaugeant très vraisemblablement, puis elle brandit son livre. C’était Celui qui ne m’accompagnait pas. Moi j’avais dans ma main Le dernier homme !
Comment se distingue la langue et le langage ? Et qu’est-ce que le langage privé de celui qui parle ?
Assis sous un énorme séquoia étêté par la foudre ; vers 22h00. Perdu dans mes pensées, j’entends soudain un bruit lancinant venir du loin. Puis, le bruit se rapproche et je peux alors l’identifier sans mal : une mobylette pétaradant traverse la place endormie. La chevauchant un homme en uniforme rouge : un livreur de pizzas avec son caisson bringuebalé à l’arrière ! Vision irréelle ! Ensuite, tout redevient silencieux. Quelques lumières aux fenêtres, mais jamais personne devant ou en ombre chinoise.
Vers 23H, délaissant le bureau de Philippe où nous nous sommes rendus François et moi-même afin d’envoyer par mail nos journaux respectifs, une voiture, elle aussi rouge, toujours le feu, freine brusquement devant nous, pleins phares sur nos visages. La sécurité ! Prométhée. Contrôle et vérification. L’homme repart en songeant qu’il a assisté là à une énième pantalonnade ! Songez donc des écrivains en goguette le soir dans un parc, tout guillerets d’être parvenus à surmonter leurs problèmes informatiques et qui baguenaudent, hilares, entre chemins de traverse et errances individuelles. Absolument rien d’anormal à cela, n’est-ce pas ?
Avant de regagner nos pénates personnels, nous nous sommes lus nos écrits respectifs de la journée. Initiative heureuse et pleine d’apprentissages. Ecouter, entendre, prendre la parole, lire, et s’apercevoir également que d’un même événement vécu en commun naissent de nombreuses versions si différentes. Il n’y a qu’une empreinte digitale et génétique ! La complétude également. Etranges sensations que de partager aussi un quotidien de l’écrit. En point d’orgue le soir, comme un conte avant le coucher. Le marchand de sable.
Mercredi 8 juin 2005
Ai débuté Eloges des voyelles d’Ernst Jünger. Longue préface touffue de Jean-Luc Evard où il est question, pour tenter d’expliciter ce texte de 1934, de poétologie, de poésis, d’inspiration gnostique, de correspondances et de métalangages, voire d’infra-langages, d’Aristote et de son homme animal politique qui maîtrise le logos, etc. Et surtout d’une démonstration visant à faire de l’écriture de l’auteur allemand une écriture cryptique réservée au seul usage des initiés. Depuis vingt ans que je fréquente l’œuvre d’Ernst Jünger, je n’ai jamais ressenti cette volonté ni ces codes rhétoriques ; tout juste des clins d’œil comme il en existe tant chez qui fait Oeuvre. Au contraire, l’universel était l’intention recherchée et désirée : et ce aussi bien dans les voyelles que dans les cicindèles ! Retenu cette phrase : « Entre le politique et la poétique, il y a le cultuel. »
En me rendant à l’intendance pour renouveler notre matériel domestique (sac poubelle, ampoule, liquide vaisselle), croisé un patient. A mon bonjour, le silence a répondu. Quel cynisme et quelle bêtise que les miens. Je m’en mords les lèvres ! Quel sens cela peut-il avoir que de souhaiter une « bonne journée » ? et d’abord qu’est-ce qu’une bonne journée ? Ici comme ailleurs ? Ensuite, viennent à l’esprit les mots de Nathalie Sarraute et de son ère du soupçon. Le salut est l’entrée en la matière pour trouver et pénétrer la faille chez l’autre ; vient ensuite la sempiternelle ritournelle sur le temps : « quel temps de chien, n’est-ce pas ? », « Ah quelle chaleur ! », etc… des idiomes pour se rapprocher de l’autre. L’Autre, il a passé son chemin, tranquille, dans ses pensées, loin de tout cela…Il s’en fout et il a tellement Raison !
Cette phrase de François en parlant de nous trois : « on est mûrs ! ». Mur ou mûr ? Murmure ici. Il me semble que le soir venu, cette lecture en commun, est une messe qui repousse l’horreur et conforte, comme soude, une communauté ; en l’occurrence la nôtre.
Mails de : Marie Cosnay. Elle est lasse de traduire Euripide et Ovide dans de nouvelles versions et des inédits. Pour se changer les idées, elle lit Pavese ! Zazie, tout heureuse de n’être pas de jury cette année au baccalauréat. Déjà insouciante et en vacances, même si elle demeure de surveillance. Roger C., Higgins incarné : il a tout fait et tout vu. Considéré son âge canonique, il dirige naturellement la manœuvre au sein de l’équipe le samedi ; maître sur le terrain et en dehors. J’aime à ferrailler avec lui qui ; comme chacun d’entre nous, n’est plus à un paradoxe près. Entre gauche caviar et droite sardine, son cœur balance. Il est générosité et écoute ; curiosité aussi. Laurent V. : de lui j’aime la force et la candeur. Inquiet pour son fils ; on le saurait à moins. Puitepée : plus très glabre ! Frédéric Vignale, dandy perdu dans les limbes lorraines qui me raconte son dîner aux chandelles samedi soir avec une Régine Desforges toujours dans la séduction et se souciant peu de ses 73 automnes et Gérard Oberlé. Dîner auquel j’étais convié et que je n’ai pu honorer. Gérard Oberlé me réserve de nombreuses anecdotes sur Jules Roy pour la suite de ma biographie à Vézelay.
Introspection et petit retour sur ma production littéraire. En effet, comment considérer ou reconsidérer, à l’aune de cette expérience qui va, des titres tels : Le cueilleur de ruines, L’île sans hommes, Sang rémission, l’homme-barbelé, Venelles éternelles, L’orpailleur d’humanités ? Sans parler de cette nouvelle où un vieux pécheur possédé par une chimère se taillade les veines sur le port de Syracuse. Et que dire alors de Michel Houellebecq, maniaco-dépressif ? Schizophrénique, mégalomane, etc… Questionnements sur la parole mantique.
George Steiner cité dans l’avant-propos : « Chaque fois qu’on réfléchit sur le langage, que le langage contemple sa propre réflexion, on est confronté à un autisme ontologique inévitable, on tourne en rond au milieu de miroirs. »
Toujours, de Jean-Luc Evard : « Pour la psychanalyse, Jünger n’eut que dédain : comment ne pas voir, cependant que, dans son argumentation, les mots et les choses, dans l’inconscient du langage et de la langue, constituent une seule et même puissance de signification, une seule et même emprise de représentation. »
Ecrit embryonnaire ou laboratoire : Bien sûr, j’ai vécu libre sans jamais avoir à régler mes dettes. Mais à présent, je ressens l’irréfragable besoin d’une île pour partir à la dérive des continents humains, pour échapper aux tourments, aux sortilèges, aux gens et à leurs pièges. Une île éloignée sans sable d’ors, uniquement faite de silences bruyants qui parent mes remords d’onguent. Sur le fil de l’eau tranchant ou éparpillé aux éclats des tempêtes, me déchirer et, pour ne pas tricher, pour ne plus tricher, m’échouer dans une crique pleine d’amphores, sans espoir de retour. En ce jour où je vous parle, j’ai franchi le cap de la bonne espérance. Les 40e hurlants, les 60e rugissants, les 130e agonisants (…)
François est assis à la même table que moi depuis deux heures maintenant ; chacun d’entre nous écrit, s’enfuit guidé par son propre vécu et son propre ressenti. Je n’aurais jamais pensé cela possible ; en tout cas pour moi. Une impression de classe mais avec un changement de rôles. J’interromps mon écrit car je songe aux grèves : elles me fascinent. Preuve en est le journal briochin et ses longues descriptions de grèves bretonnes. Et aussi Blanchot est mort le premier ; là il s’agit des plages de Vindicari en Sicile. Je voudrais en parler par rapport à cette île qui se dessine, s’ébauche au Pavillon des Ambulanciers. Mais la godasse de Jack fait soudainement irruption dans mon esprit ; échouée sur le sable ou les galets. La capillarité ! Ce personnage récurrent de François s’invite chaque minute un peu plus. Cet échouage d’une chaussure marque l’échec sinon la fin momentanée de cet incipit.
Lente et longue immersion cet après-midi seul à l’Hôpital de jour et au C.A.T.T.P, rue Charpentier, face à la caserne Marceau ; forcément. Font face aux hauts murs de la caserne ceints de barbelés, d’autres murs, plus bas, décorés de barbelés invisibles. Cercle ou cénacle, deux heures durant à palabrer avec les patients, plus d’une douzaine, assis en rond, à les écouter, à leur répondre, à parler de moi ; épuisant mais tellement riche. Une épreuve. Lapsus et bribes de conversations : « je suis élève ici », « la maladie me ronge », « ceux de l’extérieur », « nous à l’intérieur », etc… et moi au début, mal à l’aise, à tenter de mesurer mes mots, à réfléchir à leur portée et à leurs conséquences, à marcher sur des œufs puis des plates-bandes, à bredouiller des borborygmes, à m’empêtrer dans le suc des mots, dans la toile de soie des maux. Mais la pensée demeure incapable de suivre la vivacité de la parole. Des cylindrées et une course différentes. Alors tant pis si schizophrénie, psychotique, delirium tremens ont jailli ; je ne vais pas ajouter aux tabous sociétaux ! Abordés : le Baroque musical, la peinture et la sculpture : Camille Claudel, Van Gogh, la musique et sa pratique : le pipeau, la guitare sèche, électrique, la gratte gratte pour une patiente, la lecture et les écrivains, mes écrits et mes projets. Une femme me dévisage avec intensité et profondeur alors qu’elle évoque ses préférences littéraires. Elles sont américaines : Steinbeck, Faulkner. En l’écoutant, en soutenant son regard, je ne vois pas les Raisins de la colère mais j’entends je ressens de la colère !
J’ai pu apprécier le repas préparé par les patients qui participent à l’atelier de culinothérapie : il était délicieux. Au menu : moussaka, salade, et clafoutis dont on me dit qu’il est un plat typiquement limousin. J’espère venir travailler en atelier de cuisine avec eux et apprendre à leurs côtés. Toqué revient au goût du jour, échappé de la taxinomie de François. Mais quelle toque ici ! Quelles envies : non seulement les patients cuisinent, mais aussi il gèrent un budget, effectuent les courses de concert et s’entendent pour varier les menus et composer avec les préférences et les goûts des uns et des autres. L’approche de la communauté autour d’une cène. Sans scène. Je les ai observés se servir, se répartir les taches domestiques, desservir, laver les assiettes, se parler, rire et manger. Le début du déjeuner fut silencieux, la fin plus joyeuse. Il est certain qu’un élément rapporté comme ma pomme doit perturber tout un chacun. Il en est ainsi pour tous et partout.
Pour le consoler de cette subtilisation, j’offre à François une autre locution : pet au casque. Le poète casqué. Seghers. Tout est si ténu !
Je retrouve François tout à sa poésie. Et avec lui, la chaussure de Jack. Sa godasse plus précisément. Ça a de la gueule comme titre La godasse de Jack, non ? Reste à savoir à quel genre littéraire cela peut-il bien renvoyer ; toujours les catégories et les étiquettes : une question de survie. Polar ? A cause de Jack : Jack l’éventreur, Jack pot, Jack Palance, Jack Lang, Jack a dit levez le pied et tirez la langue ! Farandoles de damnés. Conte ? à dormir debout ? à réveiller les morts, à hurler aux loups ?
Pour la taxinomie de François. Plus précisément, je préfère maintenant le terme liste des courses ; culinothérapie oblige. Donc maboule. Mais aucun mérite, je l’avoue. Car durant une lecture commune avec des personnels soignants et des patients, il a fait découvrir à l’auditoire, un texte dans lequel il est question de pétanque !
Lecture commune. Significative pour ne pas dire symptomatique. Une infirmière venue pour en découdre avec les intellos. Tout en agressivité, rien en écoute, dès qu’on lui parle, elle s’adresse à sa voisine, des termes dans sa bouche qui sont des uppercuts dans nos faces. Mais nous agissons de même, sans le savoir, je suppose ; et aussi sciemment. Boxe, ring, gants. Une patiente ulcérée s’en va. Elle nous appelle le soir pour nous dire son bonheur d’avoir partagé un peu de poésie avec elle, et nous fait part de sa rage sur l’intervention nuisible de l’infirmière. Les mâchoires sont prégnantes ; trop. Tous en souffrent. Ni victime ni coupable. Kafka. La colonie pénitentiaire. Le Procès. Le château. L’artiste de la faim et enfin La métamorphose.
Pierre, attentif, en retenue, en observation aiguë, de tout ce qui ce se dit à notre contact. De ce que nous disons également.
Jünger : « On ment donc moins bien entre quatre murs obscurs que dans une pièce éclairée. »
Journée épuisante psychiquement. Besoin d’exulter. Avec François, chaussons les atours du sportif du dimanche et allons taper le cuir (aux artistes le soin de caresser le cuir). Les tendinites ont fait leur retour depuis une huitaine de jours. Les infiltrations m’auront préservé d’elles durant six mois durant lesquels j’ai couru et joué en oubliant ces inflammations que j’avais reléguées aux oubliettes corporelles. La cheville aussi, pas encore soignée, pas eu le temps du kiné. L’entorse au règlement se remettra d’elle même. Quelques plongeons dans l’herbe drue pour sentir son corps qui n’est pas qu’esprit. Ça pique : souvenirs d’enfance et de paille. Une saine suée. De retour au Pavillon des Ambulanciers heureux d’avoir décrassé la carcasse. Vide.
Mails reçus : Roger qui m’envoie des blagues sur les blondes. Je vais lui dire que Pascale Lemée est blonde ! Ça le calmera ! Zazie dont l’énergie qui n’est plus à consacrer à la correction des épreuves passe dans la réfection de l’appartement. Marie Cosnay qui me questionne tant sur l’H.P. Me parle de l’anti-oedipe de Deleuze et Guattari que j’ai tant aimé, de son aversion pour son psy et de tant d’autres choses qui regardent ma proximité avec l’environnement psychiatrique. C’est étonnant comme notre regard se modifie, mais également celui de ceux qui nous sont proches et qui, paradoxalement, loin de nous, nous ramène à ce quotidien que le soir nous désirons tant fuir. Flo : un mail très poétique, avec ses tripes, un cri. Eric H. Se réjouissant des festivités et des préparatifs autour du colloque Blanchot-Levinas (novembre 2006). Je n’ai toujours pas débuté mon texte sur Blanchot et Gadda ! Alain P. qui me fixe une séance de travail pour l’anthologie sur la Sicile que je dois établir pour les Belles Lettres. Gudule qui m’encourage pour l’épreuve en cours. Je crois qu’elle ne parvient pas à comprendre ce qui me pousse à cela. David et Julien, deux blancs, clins d’œil à l’exilé volontaire que je suis devenu à leurs yeux.
Le soir au lit, je songe avec émotion à cet après-midi passé avec les patients. A deux figures notamment, à l’une d’entre elles : le sosie de Xavier. Trop, au point que cela m’était difficile de fixer cet homme droit dans les yeux. Lui aussi, il avait les yeux baissés, les mains pliées, tordues en de torsades émotives. Mais c’était sûrement pour d’autres raisons. Et puis une femme, elle aussi toute en ressemblance avec Rosaria. Rosaria surgie dans mon existence après qu’eurent sonné mes vingt ans. Comme s’il avait fallu nous préserver ma sœur et moi de cette figure absente jusque là. Nous protéger d’elle et de ses chants de sirène dédiés à la lune. Trilles orphiques à la lunaison. Rosaria dans un asile, sur son île en Sicile, à la dérive des sentiments humains. Elle aime tricoter, les trames et la laine. J’aime le souffle des mots, leurs ourlets et leur haleine. Héritage familial.
20H30, comme chaque soir, Philippe téléphone pour la consigne. Il me prend sûrement pour une canette.
1h30, il faut dormir maintenant, demain le programme de la journée est également chargé. Premier rendez-vous à 9h00.
Fulgura frango : je brise les foudres.
Jeudi 9 juin 2005.
Jünger au matin, comme une eau vivifiante sur la peau pour se réveiller au jour naissant : « Ainsi, dans une exclamation comme " Oho ! ", nous percevons que le premier O enveloppe un simple étonnement, auquel le second ajoute aussitôt une touche de menace. En général, les modalités de l’étonnement et de la surprise peuvent être exprimées avec presque toutes les voyelles, de même pour celles de la douleur, mais, chose étrange, pas celles du bonheur et du plaisir. »
Visite de la cuisine et de ses dépendances sous les auspices et les commentaires de Cigalou ; le maître de céans. Impressionnant. 2400 repas par jour, 15 régimes différents, 2, 14 euros le prix de revient par repas. C’est une fourmilière avec ses codes, ses bruissements d’antennes, ses allées et venues, ses salles d’entrepôts, de travail. Ça découpe, ça tranche, ça sale, ça goûte, ça range, ça broie, ça mélange, ça remue, ça nettoie, ça assaisonne, ça vérifie la cuisson. Le tout sous des protections blanches et dans un tel environnement sanitaire qu’on se croirait à la COGEMA ! Les cuisines de Vulcain. Rencontré une diététicienne toute à ses vérifications de menus. Discussion autour de l’anorexie, de la culinothérapie. Ainsi, le livreur de pizzas aperçu l’autre soir, a-t-il bien pu, selon elle, livrer une pizza à une patiente anorexique. Si la patiente réclame à manger, quelque soit l’heure et l’envie, il faut pouvoir y répondre et se réjouir qu’elle veuille de nouveau manger. Même si c’est une pizza et même si c’est le soir ! Moi qui m’était imaginé une cabale pour berner surveillance et personnel médical. Un panier à l’extrémité de draps tressés qui descendrait d’une fenêtre avec un billet en guise de règlement au fond. Le patient remontant silencieusement et à la barbe de tous sa pizza encore fumante…
Retour sur la lecture d’hier. Des infirmières. En blouse blanche ou verte. Toujours la hiérarchie. Blouse qui respire le blues. L’originalité ne peut et ne s’exprime que dans et par les chaussures. En effet, presque toutes sont chaussées de chaussures blanches, aseptisées, propres aux hôpitaux et à leur univers monochrome. Une femme blonde, elle, arbore des sandales multicolores. Benetton. Un arc-en-ciel dans la monotonie des tons, une déchirure bariolée dans le suaire des pensées et des actes. Un régal des sens. Merci madame !
Aussi en pensée les propos choquants de l’infirmière quelque peu agressive. Nous en reparlons entre nous pour évacuer tant de rancœurs et d’ignominies. Passons outre. Les souffrances du jeune Werther ; Goethe revu et corrigé à la sauce homonyme. Entre Sicile et Valmy. Et ici. A la fin, je pointe je touche ! Elle a dit qu’elle ne voulait plus rien avoir à faire (à voir ?) avec nous. C’est réciproque ! tout est question de désirs ! De partages et d’envies. Mais moi je ne pense pas et, surtout, je ne dis pas pour les autres !
Nœud gordien. Pelote de laine. Echeveau. Barbe à papa ou plus exactement bâton de bois auquel s’agglutine le glucose. Ainsi ces recoupements, ces strates et ces épaisseurs, ces signes : il y a un mois lors du festival de Châteauroux, Emmanuel me demandait le titre exact de Schopenhauer : Le Monde comme volonté et représentation. Je n’ai pas su pourquoi, et d’ailleurs je ne le lui ai pas demandé non plus. Entre-temps, pour préparer en avril et en mai l’essai sur Houellebecq relu Schopenhauer. Hier Pascale écrivait : « là où je me tiens, c’est là où j’habite ». François sur les traces de Rimbaud et de son célèbre : « Je est autre », questionnait l’être et la racine ; herméneutique ontologique. Ce matin, à l’esprit, jailli des limbes : « Le monde est ma représentation » de ce même Schopenhauer. En lisant également « Le Matricule des Anges » de ce mois-ci, à la page présentation d’un nouvel éditeur, découverte de la structure éditoriale « L’or des Fous » (sic !).
Après le déjeuner, réunion de travail à la cafétéria. Sommes observés. Observons en sous-marin. Compte-rendu des rencontres, prochains rendez-vous, doléances, tout est passé au peigne fin. Pierre y veille avec souplesse et rigueur à la fois. Pascale espiègle, François éteint (il a fait une insomnie la veille) et Philippe grivois : pléonasme. Comme il est écrit dans le texte de François la veille, une canette de Perrier traverse au vent malin la place ; passe et repasse, ébauche des farandoles orphiques. Normal Perrier, c’est fou ! C’est ce que pudiquement François taisait mais suggérait dans son écrit précédent. Plus tard, une autre canette, d’Orangina, cette fois-ci prenait la relève et tentait de gagner ses titres de noblesse. Elle passait, repassait, s’en allait, trépassait. Orangina, Secouez-moi, secouez-moi ! Entre notes et contre-notes, je ne sais plus qui parle de l’expression « faire du café ». Voilà qu’aussitôt, Jack s’invite avec ses gros sabots, sa moche godasse. Jack Vabres ! Un homme quitte sa table pour vider son cendrier dans un bénitier géant, étouffé de sable et planté de mégots. On croirait Verdun. En déversant son cendrier, il retire un sucre qu’il pose délicatement sur les marches de l’escalier. Sucrer les fraises. Un autre homme survient, et fait un écart en dévisageant des taches de chocolat au sol. Rorscharch. Aussitôt me revient en mémoire, notre harpie de la veille. Au moment où François parlait d’images, elle avait botté en touche en évoquant le médecin entomologiste, le fou des papillons. Zozo. Zinzin. Conversation de zinc. Cercueil de zinc, en plomb. Esprit défunt. Esprit es-tu là ? Non, je n’y suis plus. Je n’ai toujours pas compris cette agressivité et ce besoin d’en découdre. Ou plutôt si, je m’en doute mais je n’ose trop y croire. Naïf.
A moi qui relève ici et là les déraillements de la langue, on me signale dans mon journal « conservation » pour « conversation » ! Et je relève en me relisant : « les yeux blessés » pour les « yeux baissés ». Ce mot aussi à la lecture du texte de François qui m’assaille : serein. Ne sommes-nous pas serins plutôt ? Je rappelle pour mémoire serin : petit oiseau à plumage jaune. Toujours le feu. Mais également nigaud et niais. Toujours aussi la dualité. Bipolarité et bicéphale.
Philippe amusé, jouant cependant l’homme outragé, n’est pas d’accord avec mes propos sur la journaliste et la déclaration qu’il lui a faite lors de l’atelier d’arthérapie. Il me dit que c’est de la fiction. Ce à quoi je réponds qu’il confond fiction et friction.
Jünger : « Enfin, le monde de la démence se fait entendre dans ce phonème [le i]. On l’a souvent noté, le hennissement des chevaux s’apparente à la crise de délire ; dans les hôpitaux de la guerre, un phonème comparable, rappelant quelque fou rire, glaçait d’effroi. Le I de l’interjection annonce un sentiment de surprise bizarre, le plus souvent déplaisant, et, sur un tempo plus vif, la mise à nu de la chair en composition. Entre autres, ses accointances avec la pruderie trahissent la charge sexuelle et charnelle de ce phonème. »
Ainsi donc cet autre ingrédient : le fou rire. Et puis aussi, pensé lors de la séance en terrasse, à bouffon, à fou du roi. La Cité est pleine de métastases depuis que le Poète et le Fou du roi en ont été exclus. Qu’elle continue de convoquer à son chevet les banquiers et les marchands de canons. Qu’elle nous impose encore ses canons pour vivre. Après, lorsque le cancer sera général, il sera trop tard pour louer la parole mantique et la parole prophétique. Cela n’aura plus aucun sens. Cécités de la Cité.
Fin d’après-midi, escapade avec François en moto à Limoges. Sur une place circulaire ceinte de terrasses de cafés bondées de gens, il fait grimper sa moto. Au moment de franchir le trottoir, la première vitesse se bloque, le moteur s’emballe et mugit. Pas un regard qui ne plonge vers nous, pas une tête qui ne regarde les rigolos se rendre intéressant en faisant vrombir la monstrueuse BMW toute flambant neuve ! En descendant du véhicule, je me demande si je dois enlever mon casque ou directement aller m’asseoir à une table. A plusieurs reprises, angoissé, François se lève pour faire tourner la clef : le moteur hurle. Les regards sont inquisiteurs. Panique : il téléphone et cherche un garage, le dépanneur BMW de Paris, etc. Puis, un peu plus tard, après une énième tentative, le moteur fait entendre un bruit normal. Au moment de grimper sur la maison roulante, je porte le casque à ma tête puis, cette fois-ci, met mes lunettes : trop serrées, un carreau jaillit et gicle de la visière sur le sol sans se briser. Quelle entrée et quelle sortie ! Sous les applaudissements ! Il est vrai qu’à fréquenter un metteur en scène et dramaturge, on tourne mal. Pour couronner le tout, en arrivant, je ne parviens pas à ôter mon casque et en brise le loquet. On évitera les sorties dorénavant. Je crois cela plus raisonnable !
21H, Philippe téléphone pour la consigne. Toujours plus tard. Lundi c’était à 20H ! Non, il n’y a aucun laisser aller.
Vendredi 10 juin 2005
Brèves de comptoir : « si vous êtes là c’est parce que la fille d’un des pontes joue dans la compagnie de danse qui est sur le site ! » Bien ! Moi qui, benoîtement, pensais que nous étions en ces lieux parce que nous possédions un savoir-faire et un savoir-dire qui permettraient de signaler forces et faiblesses des démarches institutionnelles, je dois me rendre à l’évidence que cela n’est pas pour ces raisons que nous sommes ici mais bien plutôt parce que nous aimons les entrechats et les tutus ! Alors, puisque ici, et plus qu’ailleurs il me semble, on aime également les grades (gardes) et les hiérarchies, je dois en conclure que la décoration de François (Chevalier des Arts et des Lettres) est une médaille en chocolat ! Une de plus ! C’est toujours cela qu’on mangera devant TF1 le soir en profitant de l’argent du contribuable ! Parce qu’ici, on nous demande aussi ce que nous faisons et comment on utilise l’argent des impôts. Mais de la même façon que l’armée qui fait tourner ses camions dans les casernes à la fin de l’année pour obtenir le même budget carburant sauf qu’ici ce sont les tondeuses qui tournent en rond même sur les pelouses sans gazon ! De la même façon que les gants en latex qu’on balance par boîtes entière l’hiver venu ; de la même façon.
Relu Les Falaises de marbre d’Ernst Jünger. Je cherche un passage dont je garde un souvenir vivace pour le placer en exergue à l’enquête Houellebecq. Pas trouvé ! Dans un autre livre ? Tant pis. Pas le temps. Plus le temps.
C’est la troisième fois que l’on me parle du drame de Po. Tous vivent dans l’effroi. J’employai le substantif horreur au début du journal. C’est dans ce sens qu’il faut l’entendre. Tous évoluent également dans la violence que les uns et les autres s’infligent et s’auto infligent. Le besoin de parler est immense. Et, paradoxalement, il est plus prononcé chez le personnel soignant qui s’empêtre dans un confinement plus important encore que celui des patients. Les équipes entre elles ne semblent pas se fréquenter ni même se parler. Tout est bordereau, administration, procédures et cloisonnements. Et l’homme ? Relégué aux oubliettes ! Nié et annihilé ! Comme cette anecdote relatée par Pascale : le suicide est occulté par tous. Par les patients qui disent d’un suicidé qu’il est parti, qu’il n’est plus là, qu’il s’en est sorti ou qu’il reviendra et les personnels soignants pour qui un suicidé égale un échec. Non-dit en sus. Négation de la réalité. Aveuglement. Bien sûr, on rétorquera : « que savez-vous vous autres qui êtes de passage ? ». En effet, comment réagirions-nous sur le long terme dans un tel environnement hostile ? Je ne tire pas la pierre. Mais j’en esquisse toutefois le mouvement. Trop de choses me paraissent incongrues et contradictoires. Ainsi, chaque soir où nous sommes sortis pour alimenter le site, François et moi nous nous sommes faits interceptés par la sécurité et quel qu’ait été le chemin emprunté. C’est arrivé trois fois déjà. Efficacité. Une quatrième fois, j’étais seul. Un véhicule s’arrête brusquement devant moi. Une femme en blouse blanche ouvre la fenêtre, tord sa bouche et grimace, fige son visage dans l’agressivité et aboie plus qu’elle ne me parle : « vous allez où ? » Sèchement je lui réponds. Apparemment, le bonsoir (ou le salut) n’est pas de rigueur quand on est un patient ni même une autre personne étrangère à la caste médicale. Ce sentiment de gouverner l’autre ou de le nier au nom d’une blouse m’indispose. L’idée de Pascale d’évoluer avec une blouse de médecin devient alors plus qu’intéressante : nécessaire !
Tout comme ceci : Esquirol est une ville où rien ne fait défaut. Sauf une boîte aux lettres. Aux patients, j’ai demandé comment ils faisaient pour donner de leurs nouvelles : « il faut donner son courrier au surveillant » m’a-t-on répondu. On appréciera le terme surveillant d’abord et l’infantilisation, voire la censure de la démarche ensuite. J’aimerais comprendre. D’un côté on prône le décloisonnement et nous sommes là à ce titre et de l’autre on maintient le patient la tête sous l’eau. Pour en finir avec Po, ce vers salutaire d’Apollinaire : « soleil cou coupé » !
Philippe téléphone. Consignes. Comment écrit-on en rouge, en noir, en blanc ? Il doit sûrement confondre et croire que j’aime la plongée aux Maldives et arracher aux récifs du corail… Tiens Maldives et maladives…
Dimanche 12 juin 2005.
Mails de Thierry Mirande : Toussaint Laverdure a quitté la presse de l’imprimeur. Il est prêt à parader : il a, j’en suis certain au vu de ses antécédents, du coffre et de l’allure. Je m’en réjouis pour Giovanni Fronte, malade, esseulé sur sa colline balayée par le sirocco, sans ses lamas mais avec tant de souvenirs qu’il partage avec les étoiles. D’Isabeau. De Flo. De Zazie. Un long mail de Marie Cosnay duquel se dégage une puissance poétique et humaine qui révèlent son talent et ses blessures. Une longue lettre d’amour christique. Un partage, une confiance et une communion ; des secrets également. J’aurais tant souhaité que ce mail-ci fût une lettre. Qu’est la puissance des mots, leur force poétique sans le papier et l’encre ? Malheureusement rien ou si peu ! Je dois être archaïque. C’est en tout cas bouleversant !
Un mail : « et Jack Bauer il est où ? » Message sur portable de Jeff : « t’es toujours là ou déjà interné ? » C’est étrange comment les comportements se modifient encore et toujours lorsque l’on vous sait aux confins de l’ailleurs et de l’autre. Les mots sont repoussoirs et révélateurs. Signes. Significatifs. Symptomatiques.
Dans le Matricule des Anges, un long article consacré à Marie Cosnay qui « déploie les points de vue, élaborant ce qui ressemble à un gyroscope de la douleur : narration directe de l’événement, parcelles de la mémoire d’Adèle, atelier de l’écrivain, trois voix, trois rythmes, dans un assemblage précis. (…). Marie Cosnay est d’abord une voix qui fait de son texte un corps vivant, sachant vivre avec son secret, garant de l’intimité et de l’intégrité, pour que tout au bout du périple advienne une réelle naissance. » A qui le dites-vous Lucie Clair ? Toujours dans le mensuel , un dossier consacré à Guyotat ; brûlot de la littérature : « On lit comme édenté, ou comme si les mots se prononçaient par le ventre, l’intestin ». Avec François, nous nous sommes interrogés sur le nombre important de patients édentés que nous croisions et nous avions eu les mêmes réflexions. Comme si les mots étaient écume et érodaient l’émail ; le ressac. Comme s’ils venaient mourir contre la barrière blanche, ne désirant pas sortir et plutôt venir s’échouer et mourir tels des dauphins sur la grève. Débuté Sur mes traces de Gregor von Rezzori.
Suis allé courir. Trente cinq minutes. Pitoyable ! Les tendons sont en feu, le souffle est court. Oh la carcasse qu’il faut trimballé avec soi ! Croisé un homme qui marchait en tenant sa veste sur l’épaule. « Bonsoir ! ». Il ne m’a jamais vu. C’est troublant cette immatérialité. Devant un bâtiment, des patients en nombre prenant le dernier soleil, fumant leur clope. Moi : « bonsoir » essoufflé. Eux à l’unisson : « bonsoir ! ». Puis une femme me lance : « ne courez pas si vite : vous ne me rattraperez jamais ! »
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