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Jean-François Patricola | Carnet du 18 juin posté le 19 juin
Lectures diverses : ai terminé von Rezzori. Lecture qui laisse un vide lorsqu’elle s’achève ; cette écriture de la Mitteleuropa est pleine de puissances et de charmes qui envoûtent et questionnent. Ils sont nombreux les passages que j’ai soulignés pour différentes raisons et que je reporterai dans mes carnets selon qu’ils regardent la Sicile, le développement d’une pensée, des citations, des références à approfondir. Celui-ci d’abord ici « En 1966, l’année des grandes inondations qui ont fait tant de mal à Florence (…) » qui me ramène comme les ondes vont au rivage à Giovanni Fronte. C’était à Berne ou à Berlin, je ne sais plus, durant cette année-là. Giovanni était manœuvre et goudronnait une route avec ses comparses turcs et étrangers lorsqu’il entendit l’appel à l’aide lancé par le maire de la ville (Florence était submergée par les boues après des pluies antédiluviennes) dans le poste radio du chantier. Aussitôt, saisi d’une profonde nostalgie et hanté par sa générosité légendaire, il planta là ses compagnons de labeur, laissa sa pelle fichée dans le magma noir en fusion, pris son congé et partit aussitôt en direction de la Toscane meurtrie. Durant six mois, en compagnie d’autres volontaires venus des quatre coins cardinaux de l’Europe, il pelleta le limon des caves et des rues, des tonnes de boue à transvaser, la plupart du temps enfoncé dans l’eau jusqu’à la taille à laisser la mort lui prendre ce qui lui restait de poumons et de santé et que le lazarets n’avaient pu soigner ni préserver. Les bourgeois pleuraient leurs meubles emportés par les flots, leurs palais et leur cité dévastée. Lui, il pelletait, avec d’autres, ahanant sous l’effort et congestionné ; le soir grelottant de froid dans la nuit florentine. Le bonheur venait lorsqu’ils trouvaient dans des caves submergées des bonnes bouteilles de vin que l’Arno n’avait pas charrié dans sa colère. Là, ils oubliaient leurs peines et leurs efforts.
Cette autre confession de Gregor von Rezzori ne vivant pas de sa plume et ayant « mille choses à faire : soigneur, infirmier psychiatrique, histrion et amant d’un top model de notoriété internationale. », qui me maintient ici, à Esquirol, et ces autres-ci : « le collègue Nietzsche dit que le mot deutsch (allemand) vient de täuschen (tromper) », « on me laissait une sorte de liberté, de celle qu’on accorde aux fous », « c’était le Kaspar Hauser de notre existence », etc… et puis une douzaine de mots dont j’ignore le sens et dont je chercherai les définitions une fois rentré au bercail. Point dictionnaires dans le vivarium.
Sous le séquoia, j’ai débuté : Lettres sur les spectres et les esprits de Spinoza. Il s’agit d’une correspondance entre Hugo Boxel et Spinoza. Le premier, avocat de son état, s’adresse au second en ces termes : « Voici le motif pour lequel je vous écris : je désirerais connaître votre opinion sur les apparitions, sur les spectres et les esprits. En existe-t-il ? ». Vaste programme qui prend, encore une fois ici, une étrange tournure. Je lis à l’ombre de l’arbre immense et de temps en temps, dresse le chef pour écouter et observer les patients et les familles attablés sur la terrasse de la cafétéria. Tout est paisible, serein. Plénitudes. Rien, absolument rien ne distingue les patients d’autres patients, les patients de leurs parents. Ni dans les gestes, ni dans les attitudes ; mais souvent le discours trahit. La place est une place quelconque de village. La cloche sonne au clocher. Je lis. Les gens parlent, sirotent une boisson, il fait chaud (32°C). Tempus fugit irreparabile ! Tout semble figé ; comme dans une carte postale. Autrefois. Un daguerréotype qui dit l’étrangeté du décor et du modèle figés sur une plaque en verre ; comme une cicindèle épinglée. Comme s’il y avait un quelque chose qui ne se dit pas, ne se palpe pas, mais qui est. « je crois, moi, qu’il y a des spectres, et voici, pour quelles rasions : 1- Parce qu’il importe à la beauté et à la perfection de l’univers qu’il y en ait. (…) 3- Parce que, de même qu’il y a des corps sans âme, de même il y a des âmes sans corps. » Le verre, trop poli, reflète, si l’on se penche sur lui et que l’on observe méticuleusement chaque détail comme en filigrane, ou au sein du verre, comme un insecte dans l’ambre, une forme vaporeuse à côté de son grand-père à la fine moustache et aux guêtres si belles qui demeure extatique et dubitatif devant le photographe. Chambre noire. Bientôt la pleine lune. Positif et négatif.
Je débute Paracelse de Koyré. Fais un peu d’administratif. Range la paperasserie amassée, les notes éparses, griffonne hâtivement quelques cartes postales. Me repose. Sieste. Promenade dans le parc si paisible sans véhicules d’aucune sorte. Les familles se promènent. Il y a des vélos, des poussettes, des enfants qui courent et qui jouent ; insouciants. Le temps s’écoule loin des bruits et de la fureur extérieurs.
La nuit dernière, les équipes de sécurité ont relevé une effraction : au laboratoire ou à la pharmacie. Des traces de pas, une fenêtre ouverte. Des patients pas encore sevrés qui cherchent des produits de substitution. Aucune cause à effet avec la commémoration de l’appel du 18 juin. Ici, rien. J’ai vu passer un bus, derrière le mur, avec un drapeau tricolore flottant au vent léger. C’est pourquoi j’ai su. Le temps n’a aucune espèce d’importance. Il ne possède plus les mêmes qualifications. Et s’il n’y avait pas nos rendez-vous à heures précises, on serait perdu ; comme ces hommes qui s’enferment dans des grottes pour questionner scientifiquement la perte de repères temporels et qui tentent vaille que vaille de manger à heure fixe, de stigmatiser le temps qui fuit pour tenir un calendrier précis. Lorsqu’ils ressortent à l’air libre, leur décompte est faux. Ils sont en retard de quelques jours.
Ah qu’il est facile d’entretenir l’Amitié du bureau, dissimulé derrière son écran informatique… Ils sont où tous les amis en ce jour ensoleillé ? A lézarder sur les terrasses de café ! A danser avec l’existence ! Un seul mail ! Un seul ! La poésie du blanc mamelon ; celle du blason ! Rien d’autre ! Ni personne ! Pas même Roger ! Forcément les bureaux sont fermés : c’est le week-end. Il ne peut débonder sa colère avec des mails estampillés Consulting et autres âneries qui sonnent les euros ! Non, même pour débonder sa colère, il est conseillé de le faire durant les heures de bureau ! C’est comme la folie ici : elle s’arrête durant deux jours !
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