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Jean-François Patricola | Carnet du 21 juin posté le 22 juin
Solstice d’été. Passage. Entre-deux. Espace et temporalité. Fête de la musique. Faites de la musique. Ici, de toutes ces chicanes, on s’en tamponne ! Affronter l’irréel, l’indicible, l’immatérialité est tout autre ! Et cela ne se fête ni ne se travaille ! Les fanfarons à leurs gonfanons et à leurs flonflons, les autres à la difficile tâche de comprendre ! Je lis Oury et Depussé. Ensemble, ils développent l’idée d’un regard périphérique ou non, et d’autres types de regards, pour les schizophréniques notamment. Selon eux, ils ne nous voient pas ; du moins le pensons-nous. Mais ils nous ont vu et bien vu, jusqu’au moindre détail et surtout celui auquel on ne s’attache pas (on ne s’attend pas ? ). Celui qui nous constitue bien souvent ontologiquement. Je ne peux oublier le nombre de fois où courant j’ai croisé nombre de ces patients qui n’exprimaient rien ; l’absence totale de mouvement (sauf celui mécanique de leur marche), pas le moindre haussement d’épaules, de cils ou de sourcils, de papillonnement, de clignement d’yeux. Le regard ne s’autorisait pas la moindre incartade. Longtemps après les avoir croisées, je me retournais pour regarder si ces figures allaient tourner la tête me trouvant saugrenu de faire là un jogging en ces lieux telluriques. Jamais je n’ai vu de têtes se tourner ; jamais. Au point que j’en venais à considérer mon don d’invisibilité. Il y a même un soir, apercevant de loin un jeune homme qui marchait perdu dans ses pensées et qui arborait un maillot de foot de la Juventus, où je me pris à rêver. Il allait se passer quelque chose. Moi avec mon maillot de football et courant et lui marchant avec son maillot de football. C’est certain, il allait se passer quelque chose. Comment pouvait-il en être autrement ? J’avançais vers lui au rythme de ma course, il marchait droit devant lui. Rien ! Il ne s’est absolument rien passé ! Comme les autres, il a passé son chemin, perdu dans ses pensées. J’ai poursuivi le mien pour me prouver que j’existe dans l’effort et le retour sur soi. Mais chacun mijotait le même plat.
On entend souvent dire ici, par les uns et par les autres, que la frontière (sauf pour les pathologies très lourdes) est ténue. Et que s’il suffit d’un rien pour s’en rendre compte, mais ce qui fait basculer l’être n’est pas encore identifiable ou définitivement catalogué. Tous ont des anecdotes sur des voisins, des chefs d’entreprises, des professeurs, de gens comme vous et moi qui, un beau jour, se retrouvent ici. C’est une formule repoussoir je crois aussi. Cela peut arriver, faire (faites ? ) attention ! Faisons attention. Par deux fois, j’ai entendu évoquer (dans deux bouches différentes) l’épithète « concentrationnaire » pour évoquer le fonctionnement et certains aspects de la psychiatrie. Rapportée par Pascale, cette phrase d’une patiente : « J’ai la sclérose en plâtre ».
Matinée en compagnie du directeur des services techniques. Visites variées et riches ; ses explications historiques et architecturales sont un régal. Le potager. Immense. Des serres. On produit 30 tonnes de légumes en interne. Des fleurs pour les pavillons, tant pour les patients que pour les administratifs. Aujourd’hui seuls deux patients (qui viennent le jour) aident à la culture des légumes. Les médecins, peu à peu, se sont opposés à leur emploi : en substance, a prévalu le « non à leur exploitation ». Un petit pécule leur est alloué. Un petit-déjeuner et un déjeuner également. Il y a trente ans, selon le chef jardinier, ils étaient encore vingt-cinq patients à travailler dans les jardins. Le castel (ancienne châtellenie du XVIIe siècle) : entièrement rénové par les personnels techniques (sauf toiture en ardoise et restauration de la façade). Réhabilitation judicieuse du patrimoine local. Ancienne maison du jardinier. Travaux en cours : aménagement de réserves d’eau ; le souci de l’économie toujours qui prévaut, ici comme ailleurs. On m’explique les pesées et les distributions des légumes. Il est nécessaire de rentabiliser cette activité ; c’est-à-dire de cultiver des légumes dont les prix sont élevés durant l’hiver (poireaux par exemple). Visite de la chapelle. A l’entrée, un monte-mort (monte-charge) : la morgue se trouvait à côté du temps jadis. Frontispice et façade de style néo-classique en granit local. Ils ont dû s’amuser pour sculpter la matière granit ; surtout pour les deux anges adorateurs tout en courbes.
Le plus fascinant et intéressant se trouve dans la chapelle : une immense fresque de Jean-Baptiste Gardel ; disciple d’Ingres. Elle s’offre au regard des croyants et aujourd’hui, en l’occurrence, des visiteurs, en demi-coupole. Le peintre a représenté autour d’un Christ apaisant les figures tutélaires du christianisme mais en leur dotant d’attitudes et surtout de regards qui expriment la folie. Un psychiatre s’est « amusé » à les répertorier ; sauf qu’en 1861, le peintre n’a jamais pu procéder de la sorte. Que savait-il des pathologies et des attitudes inhérentes à celles-ci à part ce que sa sensibilité et son sens aigu de l’observation lui dictaient ? Toujours est-il que les effets sont saisissants. Les regards foudroyants. Certains personnages ont en effet le regard exorbité. Ce qui me surprend également c’est la position des mains, ce que semblent vouloir exprimer les mains, le fait qu’elles se touchent toutes ou presque ou qu’elles touchent une partie du corps de l’autre. Un pied qui jaillit d’entre deux toges-tuniques. Une religieuse : les infirmières d’autrefois. Un poète également, avec sa lyre et son parchemin. Des mendiants avec leur sébile et leur canne : l’asile était un endroit où l’on recueillait fous, indigents et errants. Un enfant « mort » ? tant il est pâle ; ses yeux sont fermés. Equilibre de la fresque triangulaire. Incroyable acoustique une fois le faisceau sonore trouvé.
Dans la sacristie : nouvelle surprise. L’aumônier qui officia dans les années 60 était un « révolutionnaire » qui agaçait fortement l’administration. Une preuve : il avait repeint toutes les sculptures en plâtre avec des couleurs fluo. Je découvre étonné et amusé une vierge Marie en jaune fluo, un Christ poupon en violet, un Joseph en bleu ; et de l’indigo et du vert pomme, etc… la visite s’achève à l’Oratoire moderne. A l’entrée un cahier de doléances, de prières, d’expression. Fascinant ! Des messages d’une grande poésie, d’une grande beauté également. Des délires certes, des expressions confuses et des calligraphies inconnues des archéologues, mais le lecteur découvre aussi la grande culture de certains patients ; ce qui vient détruire les mythes. Un « fou » n’est pas un analphabète ; bien au contraire. De nombreuses prières adressés à Dieu. Une : « Seigneur, priez pour les infirmiers, pour qu’ils découvrent l’Amour et (le reste est illisible). Une femme s’adresse à Dieu pour que l’homme qu’elle aime lui revienne et conclut sa prière par : « je suis folle de lui » ; l’épithète folle soulignée trois fois. Quel champ d’études que ce livre ! Quel recueil de poésies aussi ! Le quotidien resurgit ; violent. Présence des gendarmes : déclarations et formulaires. Quelqu’un tague les bâtiments du site (façades et volets). Esquisses artistiques, revendications ou signature, toujours est-il que cela ne s’efface pas et agace les services techniques ! A l’intérieur, comme à l’extérieur, les mêmes mécaniques existentielles !
22H30 : Limoges, fête de la musique. Boum boum et boum. Un peu plus loin, boum boum et reboum. Encore plus loin, boum boum et badaboum. Deux Perrier et puis s’en vont. Rideau !
Premières tensions entre nous. Ça coince à l’élastique. Les horaires. Décalage. Retard. Rythmes et grosses fatigues. Ah l’homme ! Il faut au moins espérer que l’audimat y gagne !
Mails : Je vais finir par réellement aimer les personnes âgées, enfin je veux dire Roger ! J’aime ses éclairs de lucidité (très rares, attention ne nous méprenons pas) et ses analyses sociétales (également rares : les arrache-t-il aux chefs d’entreprise qu’il enfume en séminaire et me les livre comme étant siennes ? ). Bien entendu, ses dires ne souffrent aucune contradiction ; 607 oblige ! Mais bon, il ne faut exclure rien ni personne. « J’aurais voulu être un banquier pour pouvoir mon numéro… de carte bancaire »
Marie à ses traductions, au marché de la poésie (sic ! ) à Paris, à l’angoisse des lectures à venir ; à ses fragilités de cristal. Laurent excité et menaçant ; bref égal à lui-même lorsqu’il croise le chemin de Damien ! Roger, à bien y réfléchir, pourrait être ce Jack que nous côtoyons tous ici ; figure poil à gratter, figure délirante et hallucinante, attendrissante, attachante mais quelquefois chiante ! Non, le monde sans Roger ne vaut pas d’être vécu. Et c’est vrai ! Merci d’être vieux renard argenté qui carbure au viagra le samedi sur le terrain. C’est pas la bleue qu’il faut prendre pour jouer ; c’est pas celle-ci, hein tu le sais ?!
[Plusieurs parties de ce texte peuvent être servies en accompagnement des photos que voici et que voilà.]
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