un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

Jean-François Patricola | Carnet du 13 juin posté le 14 juin

 

La santé ne serait-elle aujourd’hui plus que chiffres ? A Esquirol, « Ont été distribués en 2004 : 1 646 368 comprimés et gélules, 125 461 sachets de médicament, 33 593 injectables (solutés massifs y compris), 20 551 gouttes (flacons) et sirops, 24 528 solutions antiseptiques, savon et usage externes, 30 839 seringues toutes catégories, 574 210 gants latex vinyle usage unique », etc… l’ère moderne : des chiffres et leurs sarabandes méphistophéliques qui vous donnent le tournis mieux que n’importe quel derviche tourneur. A propos de grade et de garde : l’asile devient hôpital psychiatrique en 1922 tout comme le personnel composé de gardiens devient infirmier. « En 1942, un nouveau moyen de traitement commence à être utilisé à Limoges : l’électrochoc. Celui-ci donnant de bons résultats dans l’ensemble (sic ! ), il continuera à être utilisé de nombreuses années. Puis à partir de 1953, les psychiatres prescrivent de nouveaux médicaments (notamment les neuroleptiques) : c’est le début de la chimiothérapie. C’est une véritable révolution puisqu’elle permet la suppression totale de la camisole de force et rend le malade sociable ». Toutes ces informations sont tirées d’une brochure de présentation d’Esquirol.

Hier, dimanche, les parkings étaient résolument déserts. Ce n’est que vers 20h00 (je crois, je n’ai pas de montre) que des véhicules ont de nouveau circulé : les personnels de nuit ? Pascale à ce propos dit : « la maladie s’arrête-t-elle le week-end ? ». Croisé et vu des parents qui viennent rendre visite aux leurs, qui se promènent avec eux, silencieux, leur apportent du linge. Ils entrent et sortent ici (le Pavillon des Ambulanciers est sis à proximité de l’entrée) comme on entre en enfer. Les visages sont crispés et comme perdus.

Depuis le début du séjour, Pascale m’appelle François et François Jean-François. Nous en rions, jouons le jeu. Voudrait-elle, retorse, nous enfermer dans une schizophrénie qu’elle ne s’y prendrait pas mieux ! Je songe alors au vocable anglais alien qui contient aliénation (ou l’altérité). D’ailleurs l’anglais que l’on présente comme une langue pauvre par rapport à la langue française possède plusieurs mots pour signifier étranger (stranger). Ces réflexions, ainsi que nos observations et les clichés ou caricatures que l’on note me donne envie de débuter une nouvelle fortement imprégnée de ce que j’ai déjà observé ici. Ingrédients : isolement (une île ? ), double et dualité (un couple), carte-postale (universel revisité à la sauce cliché : L’île au trésor, Paul et Virginie ou encore Robinson Crusoë). A cela, il conviendrait d’ajouter une certaine critique sur le regard et sur l’image : nous dans notre loft, voyant et étant vu sur le site internet auteursvivants.free.fr. Et bien sûr les déclinaisons des études de l’âme humaine : psychologie, psychanalyse, psychiatrie, anthropologie, sociologie, ethnologie, géographie, etc…

Le synopsis donnerait ceci : « Sur les rivages perdus d’un îlot désertique vivait un homme famélique. Pour lui tenir compagnie, un indigène (allogène que l’on pourrait faire rimer avec hallucinogène) non moins famélique. Le soleil (la figure du père) qui, après tant d’années et de si bons et loyaux services, avait cuit leur peau, ne leur portait plus la moindre attention. Pensez-donc (le regard extérieur pris à partie) ! Des histrions de plage : leurs côtes saillaient sous la peau tannée. (nourriture : cannibalisme, ingestion de l’autre, violation d’un interdit, la meute qui bouffe le père, homosexualité, etc.). A quelques encablures de leur désespoir, entre deux cocotiers échevelés, une bicoque finissait de crouler, ses fondations vermoulues (fondations : origines donc parler de la mer-mère qui ceint l’îlot). Aucun animal (origines : eden) : ni caquetage ni groin (Robinson nié). Il se trouvait bien sur l’îlot un perroquet (un soupçon de Robinson et de Ben Gun, c’est comme les aromates) pour voleter encore de-ci de-là, mais son (en)vol paraissait incertain et à dire le vrai, l’animal semblait davantage fuir les deux êtres faméliques, ombres d’eux-mêmes, que rechercher leur compagnie réellement (développement de l’homme et de son animalité en lui). Au petit matin, avant que le soleil n’étende son autorité sur les hommes (toujours le père), la difficile pêche des oursins débutait pour les deux hommes que seule l’idée de ce festin faisait encore se lever. Suspendus (appuyés ?) à leurs bambous effilés (tuteurs ? personnel médical ou chimie du comprimé), ils fouillaient les anfractuosités rocheuses en quête des boules noirs et épineuses (parallèle avec la dépression ? « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle (…) ». Ils traînaient leur misère des heures durant sur des plages désertiques et pourtant tellement paradisiaques (ici hiatus entre les réalités perçues par les uns et les autres. Questionner la perception, les sens, les hallucinations). Ils ne partageaient rien sauf ce désir de vivre encore. Point de langage commun. Aucune technique, aucun savoir-faire relevant de la civilisation ou même de la préhistoire, si ce ne sont ces lances de bambous, à la fois arme et à la fois canne pour les soutenir (ici appuyer les différences sur le regard, mettre à mal Michel Tournier, Daniel Defoe et Claude Lévi-Strauss. Les doctes savoir de l’enseignement psychiatrique et la réalité du terrain). Que pouvaient-ils d’ailleurs bien partager ces deux-là ? L’un était présentateur de télévision (deus ex macchina et critique de la société du spectacle) et l’autre, issu d’une tribu aborigène (recouche avec hallucinogène, dualité, bien et mal), était figurant dans une réserve pour touristes en mal de structuralisme. Certes, au début, confiant en sa chance et persuadé qu’on viendrait le tirer de ce mauvais pas, notre homme de télévision se donnait en spectacle pour un rien, persuadé également que son unique spectateur glapirait à chacune de ses idioties et des deux mains applaudirait à son one man show. Mais voilà, il faut bouffer. Le saindoux de l’un fondit, rissolant sous les morsures de la faim (fin ?), imité en cela par la musculature naturelle de l’autre. Puis le soleil mena une concurrence déloyale aux meilleurs maroquiniers du Sentier (sentier : traces, chemin, origines, futur) en leur tannant le cuir. Quelques crustacés dévorés ici et là (le cancer : l’intérieur et l’extérieur, la carapace) ; mais ce n’était pas la Coupole ! Un mince filet d’eau pour se gargariser. Et basta !

Cafétéria : un patient a tout juste le temps de s’écrier : « je vais me faire engueuler » que surgit un homme en blanc tel un cerbère de sa niche. Le patient consommateur, attablé en terrasse, lève le bras et dit : « pardon ». Parole incantatoire, l’homme en blanc retourne à sa niche. Qu’a donc pu faire ce patient pour susciter telle réaction ? Les pieds sur la chaise ? La cendre de son clope dans la tasse ? Je n’ai pas vu et j’ignore la réponse. Mais il est certain que l’on est surveillé. Un homme arrive arborant un tee-shirt barré d’un grand TRAVEL (voyage), un autre VESPA (guêpe), puis encore un autre OL Champion en écho à So Foot ? Une femme s’en vient qui salue des personnes attablées. Là, un homme l’apostrophe et lui demande pourquoi elle n’est pas venue le trouver. Elle répond : « je ne sais pas où t’es sinon je serai venu toquer ! ». Il fait remarquer : « toqué ?! » Rideau ! Qu’inventer d’autre lorsque tout est là à portée de regard et d’écoute ? En me rendant au comptoir, je demande un torchon pour essuyer les chaises trempées par l’averse du matin. Yeux écarquillés et angoisses dans le visage de la dame derrière son zinc. Elle pense : « quel coup de pendard va-t-il bien me faire ce zozo-là ? ». Sa bouche se contorsionne, son visage qui déjà dit non précède sa réponse négative. Je n’en le lui laisse guère le temps ni le loisir. D’un regard appuyé, je désigne le torchon sur un meuble. Elle me le tend ; résignée. J’envoie un texto à Jack : « reviens vite, Pascale va me rendre dingue ! » Une infirmière passe, bronzée aux UV, pimpante et couverte d’ors : elle devrait plutôt travailler au pavillon des cancéreux avec un tel habillage. Tout change et se modifie : nos comportements et nos regards ; sans parler de nos amis et parents qui semblent se livrer, voire se confesser, dans leurs mails et correspondances. Révélateurs. A quelle place se situe vraiment la face de l’Autre ? Et son comportement. Ici tous suivent minutieusement et respectueusement les allées trop régulières où pas un brin de lavande ne dépasse, où les arbres et les allées sont à hauteur d’hommes, où tout chante l’artificiel et l’irréel. Lorsqu’il m’arrive, comme pour échapper à ce tapis roulant aliénant, de marcher dans la pelouse, j’en éprouve gêne et malaise. Hier, en rentrant d’une promenade au Pavillon des Ambulanciers, au détour d’une allée je suis tombé nez à nez avec un chat à l’affût ; plus exactement nez à dos. Tout concentré à écouter et à observer sa proie invisible pour moi, le chat, situé à six mètres environ, ne m’avait pas entendu venir. Il était prêt à bondir. Aussi, décidant de voir jusqu’où je pouvais m’approcher, je me fis velours. Un pas après l’autre, lentement très lentement, je m’avançais. Lorsqu’une oreille s’agitait, je m’immobilisais retenant ma respiration, puis je reprenais ma progression. Et ainsi de suite. Plus que trois mètres. Soudainement, je me sentis observé. Je tournais alors la tête et aperçus d’une fenêtre un homme du personnel médical qui me regardait à travers la vitre. Aussitôt je reprenais ma marche normale faisant fuir le félin et abandonnant de ce fait une posture qui pouvait paraître suspecte en ces lieux. J’ai ri longtemps après ; mais jaune. La frontière entre normal et anormalité est fluctuante ; trop. Ainsi, durant le déjeuner, cette phrase rapportée d’une patiente : « je ne simule pas la folie ». Si tel est le cas, elle simule donc l’existence ? S(t)imulons le tout ? Brassons en d’incessants maelströms les données et les coordonnées afin que toujours les repères s’estompent. Poète, toujours tu te feras voyant !

18 mails, dont deux de Marie tout à ses traductions, Orphée, Ovide, Les métamorphoses pour un manuel scolaire, et à ses lectures, Pasolini, poèmes frioulans. Lire les Ecrits corsaires également. Elle m’offre, en clin d’œil, ceci : « Le connais-tu Cyparassus que raconte Orphée que raconte Ovide, le connais-tu cet enfant qui aimait un cerf et qu’aimait Apollon. Il n’y a que des fous et des folles ici aussi, tu sais, celui-ci veut pleurer toute la vie, il en a bien le droit, pleurer toute la vie, et l’autre, Myrrha, veut l’amour de son père et alors, dit Orphée, dit Ovide, il y a des peuples chez qui c’est tout à fait possible, et pas du tout fous. » De Zepp : mauvaises nouvelles, le père de Jeff est dans le coma après un accident de voiture. Du Luxembourg et de ses dollars, pardon euros, ma sœur, elle aussi, tout à ses traductions. Mais c’est moins passionnant la législation européenne ! Du docteur Giuseppe V, refusant de saluer ma victoire (pronostics de formule 1) : « j’ai comme l’impression que moins tu t’informes, meilleur tu es ! ». Egregio Dottore, qui est second au classement ? D’Isabeau tout à ses angoisses de gestion du baccalauréat. De Laurent V, qui me raconte le match de samedi : lorsqu’il se décidera à quitter sa banque luxembourgeoise, il pourra se reconvertir en consultant. De Maître Eckert, l’avocat, pas le philosophe. De la revue Hermaphrodite. Et de Roger, ma vedette préférée qui s’adresse directement au webmaster pour m’écrire : « Si Pascale Lemée est blonde, je l’imagine avec suffisamment d’humour pour qu’une vanne à 2 centimes d’euro prenne de l’altitude en regard de son cerveau ! », « Je t’embrasse, ta pseudo virilité dusse-t-elle en souffrir », « bises et tant pis si tes collègues te croient homo, après tout c’est plausible, j’ai remarqué que tous tes potes du foot sont plutôt beaux gosses », d’où il découle, bien entendu, puisque Roger est la capitaine de l’équipe, essentiellement parce que tous nous respectons les âges canoniques et non pas à cause de ses qualités techniques, qu’il est donc le plus beau ! Autre message : « Je corrigerai tes fotes d’aurtograffe (…) écris en paix, maître Capello assure la permanence ». Faudra-t-il lui dire qu’après des journées chargées, nous écrivons d’un jet le soir venu et que nous nous empressons de faire parvenir notre prose au webmaster ; lequel, pourtant pas aveugle et connaissant notre vie, braille si à 23H, s’il n’a pas ladite prose ! Alors oui Roger comme à l’accoutumée, tu peux tirer sur l’ambulance et ce n’est pas parce que le nabot de Sarko est de retour que tu dois aboyer tel un cabot ! Et puis cette dernière de Roger qui nous montre que non content d’être beau gosse, il est également brillant (de brillantine ?) : « Ainsi, les deux seuls potes que tu imagines avoir dans le monde restreint des footeux qui réfléchissent (je parle pour moi, pas pour Laurent, qui réfléchit souvent trop tard), seraient confondus dans tes pensées ? » Ces mails sont des bouffées qui désenclavent le corps et l’esprit.

Reprise du synopsis : Il se prenait encore pour une star sur son île (statut : grandeur et déchéance comme métaphore de : avant et après la maladie). Leurre : il ne se trouvait là aucune star. En revanche, à la nuit tombée, des étoiles scintillantes et brillant de mille feux trouaient la couverture de la pénombre. Là, dans ce dôme, il s’en trouvaient des milliards d’étoiles. Plus de water bed (critique de la société et de la dépendance aux objets, première aliénation que tous nous connaissons et vivons). En revanche, ils pouvaient tout à loisir profiter d’un sand bed (en écho la statue de la liberté dans LaPlanète des singes : retour à la nature ? ). Naturellement chauffé par un soleil guère avare de ses efforts, le sable devenait une coquille qui épousait les contours du corps, une fosse où se lovait la colonne vertébrale, ce collier d’os (position fœtale, retour à la mère). Solitudes pour amantes : pas contrariantes (l’autre sexe, le troisième ? ). Un matin qui les vit tenter de se mettre sous la dent la chair salée et pleine de grains de sable de mollusques et de crustacés, alors qu’ils écoutaient leur estomac répondre au ressac des ondes, ils aperçurent, fichée dans le sol meuble et humide, une bouteille réfléchissant le soleil comme un phare dans la tourmente. Le parigot (tête de veau ; normal Pascale et François sont parisiens ! ) s’en approcha avec des yeux débordant d’envie : il pensait trouver là un bon malvoisie. Et pourquoi pas un saint-marcellin pour accommoder les homards ? L’autre, l’aborigène (forcément brut et brutal, caricatural), pensait, lui, à de la bière. C’était une bouteille de… Jack Daniels ! (et oui il fallait bien que Jack revienne et se trouve présent dans le canevas ! C’est le public qui l’a réclamé ! ).

Gregor von Rezzori : « Il avait trouvé la cachette par ses propres moyens. Moyens qui n’étaient d’ailleurs pas forcément propres. »

Une pensée pour tenter de comprendre pourquoi les patients sont édentés : les mots de bouche !

Couru ce soir. Autre parcours, même durée de course. Dans le parc de 30 ha, dans mes pensées, le corps déroule ses mouvements comme indépendants. Les tendons sont en flamme mais la cheville a l’air de tenir. Tant mieux. Pas d’étirements, hâte d’une douche sous laquelle je reste longtemps, là aussi dans mes pensées.

 

 

 

 


Jour après jour, l'intégrale du carnet de Jean-François Patricola
6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 - 12 - 13 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 - 19 - 20 - 21 - 22 - 23 - 24 - 25 - 26 - 27 - 28 - 29 - 30 juin
première semaine revue et corrigée

Retour à l'accueil