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Jean-François Patricola | Carnet du 27 juin posté le 28 juin

 

[Consigne d'écriture : Portrait de l’autre]

Portrait de l’autre en maître chanteur. L’homme, assis sur un banc, chantait à tue-tête. Plus à tue qu’à tête à dire le vrai. La  femme chapeautée, assise dans l’herbe fraîchement taillée par la faux, chantait à cappella et ne chantait pas faux. Plus a cappella qu’en chapeau chinois d’ailleurs. Le vieillard, assis dans son fauteuil roulant, lui, ne chantait plus. C’était l’infirmier chargé de le pousser qui chantait en imitant les mimiques de Johnny et lui pinçait les cordes vocales de sa pogne de déménageur pour lui arracher des cris censés être des rifs de guitare électrique. La fille-mère, assise dans la poussette, dans l’attente que l’on changeât ses langes, écoutait son bébé chantant ses louanges, debout et berçant la voiture d’enfant. Babils qui valaient, sur le marché de l’or noir, déjà de pleins barils. En effet, noirs étaient les soleils, les humeurs et les humours, les horizons et les nuits. Mais cela était somme toute classique. Des trilles classiques. Il fallait du baroque, de la musique de chambre pour tous ses patients que l’on maintenait entre quatre murs et qui n’ont pas de pot. Alors si à la liste classique on pouvait ajouter babils c’était bingo.
Bingo Bongo ! Lui, Bingo Bongo, c’était le patient de la 12 ; un physique de catcheur américain nourri au beurre de cacahouète et une voix fluette de pinson qui n’a pas encore pris sa décharge de chevrotine au petit matin ! Bingo parce qu’il jouait toujours à ce jeu de hasard que la Française des jeux avait inventé. La Belge des Jeux, elle, avait inventé Illico ! L’Italienne des Jeux « Ma che bello o sole mio » et l’Allemande des Jeux « Also spracht Zarathoustra ». Et Bongo parce qu’il possédait tout du dictateur  africain, qu’il aimait à s’entourer d’une cour des miracles sur laquelle il régnait en jouant des manchettes, des atémis et de la grosse caisse. C’était Le pays du sourire sous ses auspices de Néron d’opérette. Mais revenons à nos moutons, pas ceux que l’on compte pour s’endormir le soir, ici pas besoin, les cachets sont de bien meilleurs comptables, ni même à ceux de la mer, ça rappelle trop Œdipe, non pas ces ovins-ci donc, à nos chants et à nos chanteurs plutôt. Déjà dans la fosse ou dans les chœurs, à moins que ce ne soit côté jardin, davantage que côté cour, il y a avait également le jardinier qui chantait dodelinant la tête de bas en haut, de gauche à droite, comme s’il était aveugle. En réalité, il était juste fêlé. Le vent qui soufflait dans sa tête par ses fissures latérales agissait comme le souffle sur une hanche d’un saxophone alto. Il produisait une douce mélodie. Le jardinier se contentait d’accompagner alors les notes de ses maux et abandonnait à d’autres souffles le soin de caresser d’autres hanches. A ce propos, ne pas oublier les chœurs des infirmières qui chantaient à tous les patients une drôle de musique sous la baguette des psychiatres. François C. aussi. Adepte du « revival punk », cet hurluberlu merlu s’était fabriqué une gratte en polystyrène, inventé des déhanchés obscènes de lui seul connus et, les samedis soirs, donnait un récital dans sa chambre. Les sangles, disait-il, lui interdisaient de faire éclater au grand jour son talent. C’est sûr, un jour un agent viendrait. Mais ce n’était pas l’agent auquel il pensait forcément. Car lorsqu’il était « stabilisé » et qu’il sortait, ses déhanchements vertigineux le conduisaient aussitôt tout droit au poste. D’ailleurs, d’aucuns parmi les patients spectateurs et auditeurs, mélomanes, l’appelaient Jazz ; parce que Jazz band et qu’il en était là de sa musique ! Et que dire de Pascale L., une autre vedette de l’institution. A elle toute seule, elle faisait revivre les chorégies antiques. Celles de pleureuses qui s’arrachant de pleines poignées de chevelure, se tirant des larmes des glandes lacrymales comme le tire-lait du lait du sein, pleurent les héros foudroyés par les dieux injustes. Et Jeff dont le récital de rital était une insulte aux muses qui pourtant s’amusent des musiciens en herbe et autres chanteurs de sous les douches. Ses vocalises en rendaient zinzin plus d’un. Plus d’une fois, on lui remodela le portrait à grands coups de bourre-pifs façon mafia, guimbarde et castagnettes et tout le toutim. Et Filip F., Filip par pure coquetterie, il s’est trompé d’ailleurs d’époque celui-là : Coquatrix n’est plus et ces coquetteries-là n’intéressent plus grand monde. Filip F. donc qui jouait du triangle, du triangle pubien bien sûr ! Peut-être parce qu’il avait toujours le cigare et que le premier violon c’était trop peu pour lui. Quoiqu’il en soit maintenant, il s’en tamponne le coquillard avec toute l’allégresse con lui connaît : on l’a libéré et à l’heure qu’il est, il produit une toute autre musique. L’entrechoc des bocs de bière avec les Teutons en bord de plage sonore bercé par les ondes non moins sonores des Maldives. Là, il fait l’endive sur une plage que l’on retourne toutes les heures pour la faire cuire à point. Faut-il parler des danseuses, des entrechats, des danses et des contredanses qui animent cet immense ballet de l’existence. Faire un portrait de ce corps de métier en tue-tue ? Et que dire alors des comédiens ? Ici, il y en a trop ! Des décorateurs, des machinistes qui machinent mille et une intrigues, des éclairagistes qui dévoilent ou dissimulent les petits riens du big band psychiatrique, des metteurs en scène, etc… Sans compter l’oiseau-lyre du parc, la tortue jembé du bassin, le poisson-chat qui hulule, le canard en plastique jaune qui fait « ouin ouin » lorsqu’il est plein d’eau et que l’on appuie dessus. Sur une branche, à la nuit tombée, une chouette hulotte sifflait et conspuait tous ces chanteurs d’opérettes de ses « ouh ouh », « ouh ouh » et réclamait d’être remboursée. Sinon, l’existence à Esquirol allait son rythme : non troppo allegro !

 

 


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