un mot pour un autre :: les carnets de bord

 

 

 

 

 

Jean-François Patricola | Carnet du 22 juin posté le 23 juin

 

Mercredi 22 juin 2005

Matin, sous le séquoia qui a perdu la tête, une heure durant. Personne ou presque. Le matin, les patients ne peuvent sortir de leurs pavillons respectifs : ils sont dans l’obligation d’attendre la visite des médecins. L’activité est à l’intérieur ; dans les murs. Je fais un bilan. Revoir sa copie : il n’est pas trop tard. Comme mes camarades, je croyais que le patient était la principale raison de notre présence ici. Or, il n’en est rien ! Le besoin de parler, de comprendre et de partager est partout ! Je croyais que seule la maladie était source d’intérêt, et, accessoirement, le psychiatre qui l’accompagne et l’encadre. Or, il n’en est rien ! Je croyais que seul importait la cellule et non la globalité de l’organisme. Or, il y a ici 3,5 personnes pour un patient qui travaillent. Le cadre également, historique, sociologique (je ne compte plus le nombre de fois où l’on m’a resitué le contexte : notamment celui de la consanguinité, des malformations qui en découlent, mais également des pathologies) économique ; tout cela est primordial. Le patient est un hapax. Il n’est pas la tête mais le corps. Et le corps quel est-il ? Le corps : il est autre ; il est celui des Autres. « Je pense pour les déments » qui nous avait tant choqué dans la bouche de l’infirmière est en réalité une donnée essentielle et, sûrement, la mieux partagée par tous ici. Pour les patients, on agit aussi. Il y a bien un atelier d’art thérapie : mais il n’est pas pour « mes patients » qui risqueraient de côtoyer d’autres pathologies et de ne pas « guérir ». A côté de cela, dans un pavillon, des pathologies lourdes, des psychopathes, des assassins vient ensemble et partagent les mêmes chambres à plusieurs. D’un pavillon à l’autre, entre malades, on communique et ce pavillon, les malades l’appellent « la planète des singes » ! Preuve, une fois encore, qu’il faut isoler le patient et plutôt interroger la communauté à laquelle il appartient ou n’appartient pas (certains, je le rappelle, ne sont pas acceptés aux tables de la terrasse de la cafétéria : par deux fois, je l’ai constaté). Interroger sa communauté et celles des autres ; mais aussi celles des corps et personnels soignants et administratifs, techniques, logistiques. Qui fait quoi avec quelle vision de l’ensemble ? Et redéfinir les priorités. Déchiffrer et défricher : notre tâche. Il y a des communautés invisibles : celles des internes par exemple. Aperçus de loin, les membres de ce groupe sont dans l’entre-deux.

Assis sur les marches de la chapelle en compagnie de François. Une patiente passe, la tête fixe, le regard hagard, la démarche mécanique, pesante, irréelle. François dit alors : « quelle force il faut pour fendre ainsi l’air ». Je l’ai déjà aperçue auparavant cette femme. Elle a son propre circuit. Passe d’un côté, revient de l’autre. Déjà, l’œil s’est habitué. Ce n’est certes pas de l’ennui ou de l’indifférence. Mais l’essentiel est ailleurs il me semble désormais. Il y a deux jours, une patiente était sortie de la cafétéria en ôtant une de ses espadrilles et, la tenant fermement dans sa main, avait poursuivi son chemin ; un pied nu et un pied chaussé. Nous parlions, mon regard avait suivi le manège, mais je poursuivais la conversation et ne m’interrompais pas pour autant ; chose que j’aurais vraisemblablement faite les premiers temps. Les signes de la « folie » ne me paraissent plus aussi importants qu’au début. Je préfère les traces. Les empreintes. De ceux qui étaient là il y a deux siècles, de ceux qui sont là s’inscrivant malgré eux dans une tradition, laissant des traces comme ce cahier à l’oratoire plein de prières et de leçons pour eux-mêmes, pour les infirmiers et pour leurs camarades. Les tags ont une toute autre valeur ici. Les cris également. Ceux du pavillon pénitentiaire que l’on entend presque tous les soirs. Cette main qui tient un clope et qui dépasse de la fenêtre, qui semble immatérielle, comme si elle n’était rattachée à aucun corps, à aucun tronc d’homme, comme si aucune tête ne semblait la gouverner. La communauté inavouable prend tout son sens.

Le Docteur Zepp, dans son mail : « Est-ce que ceux qui sont dedans te reconnaissent comme tel ? Et qui est dedans et qui est dehors ? » Oui, tout est là ! Dans des frontières factices et d’autres palpables et reconnues, on dresse un territoire, la géographie d’un pays, avec ses populations à l’est, à l’ouest, sa population de travailleurs, de fidèles, de vieillards, ses us et coutumes. C’est une épiphanie, non pas comme manifestation de la divinité mais plutôt à entendre comme manifestation et toute puissance, omniscience également, de l’homme. Ici, à l’intérieur, les murs l’attestent, on a créé un autre monde avec ses modalités propres et ses comportements propres. Ce monde est pluriel : celui des patients entre eux, des patients par rapport aux personnels soignants, des personnels soignants par rapport aux psychiatres, des psychiatres par rapport aux services techniques et logistiques, des services techniques et logistiques par rapport aux dirigeants internes, des dirigeants internes par rapport aux dirigeants externes, et de tous par rapport à l’Histoire et à l’Humanité. Et nous ? Un incident, une métastase que le corps a recraché aussitôt : nos mots sont désormais analysés à l’aune du scalpel. Qui parle et qui dit quoi ? Comment telle information a-t-elle pu filtrer ? Le nettoyage n’est pas que dans la cité avec Sarkorak ! Il a débuté ici aussi. L’ère de la chasse aux sorcières est venue. Mais personne ne nous dit rien, ni ne nous « convoque » pour nous entendre alors que nous sommes les émetteurs des ces dires. Les cibles sont désignées. Feu ! La belle gabegie que voilà ! Pourquoi ne me menace-t-on pas moi, et mes camarades, qui disons ? Faut-il entendre là que nous pouvons tout dire et tout faire mais sous contrôle de la censure ? Ceci, qui est important, qui pose la question de la posture littéraire, de la responsabilité, nous montre également qu’il n’y a pas de monde, si utopique soit-il, sans hiérarchie ni répression. Que « penser pour les autres et agir pour les autres » même si c’est par rapport à des déments est significatif de son rapport à l’autre, de son être au monde.

C’est Homère que nous vivons ici. Des Ulysse par dizaines en quête de leur Ithaque propre. Il y a une carte de voyage avec ses mondes connus et d’autres inconnus. Les côtes où notre esquif peut accoster et-ou louvoyer et d’autres pleines de menaces. Des Charybde et des Scylla en nombre. J’évoquais les internes que nous n’avons jamais croisés en tant que tel, mais la pédo-psychiatrie est tout aussi absconse et inconnue (j’ai aperçu un jour un enfant dans un jardin grillagé et c’est tout). Jamais personne n’en a parlé. C’est un point sur un plan. Cela existe, cela est. Et c’est tout. Pourtant, c’est aussi au chant des sirènes que nous aimerions succomber je crois. L’encadrement et le tapis roulant est oppressif et limitatif. Au nom de la peur et de l’horreur, on dresse des barrières. Je ne dis pas que je me sens prêt à tout ; surtout pas, bien au contraire. Mais se savoir bridé, à dessein ou non, est frustrant. 

 

 


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