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Jean-François Patricola | Carnet du 25 juin posté le 26 juin
Dialogue avec un chien
Peuplée de silences et de douleurs, étouffée par une chaleur assassine qui ricane, les bras débordant d’hommes vivant au ralenti, une venelle me donne asile. Seul, roi clandestin, j’erre à l’ombre des murs, fuyant les rayons vindicatifs d’un soleil désobligeant. Mon torse : terre cuite finissant de sécher sous la caresse d’une nappe de jasmin odorant. Là, aussi vaniteux qu’un paon, un chien aux flancs secs, sans plus de lait — tous les Remus et Romulus siciliens, jumeaux sicaires, l’ont puisé -, m’accueille par ces mots troublants d’oracle : « Tes mains sont pleines de l’exil. Quant à ton cœur, il a capturé la mort avec son souvenir. »
Ses mots sont Érinyes, noires, énormes, qui bourdonnent autour de sa gueule béante, de ses mamelles pendantes. Le triomphe de la lumière et de la chaleur devient absolu. Ces despotes admettent pour uniques lauriers le basilic qui s’affiche au balcon, frêle esquif de verdure, bravache, bouffon du roi qui s’accommode de tous les palais. L’animal, las de japper contre la vacuité céleste, contre les ombres des murs que le souffle de la pierre dorée anime en les faisant s’agiter dans un sabbat frénétique, poursuit son dialogue insensé : « Qui es-tu ? » Il reprend son souffle. Les mouches jaillissent de sa gueule en un flot noir et crépitant :
« Où tes pas te portent-ils ? De sa queue, il chasse d’invisibles mots. Puis, il ajoute :
— Seuls les fous osent s’aventurer l’après-midi pour défier ainsi le soleil.
— Je meurs toujours.
— Assieds-toi alors et conte-moi ce qui t’amène en ces terres d’apories.
— Je meurs encore.
— Je t’écoute, j’ai tout mon temps, j’ai tout le temps et je veille, fidèle gardien des sabliers, les hommes perdus que la société n’a pu capturer dans sa toile de soi.
— Je me meurs.
— Confie-moi ta parole.
— Je meurs.
— Attends, il n’est pas encore l’heure.
— Je meurs s’envole.
Le chien regarde avec ses yeux noirs de voilette au-delà de la lumière, en direction d’autres nappes de jasmin débordant d’une cour silencieuse ; elle aussi agonisante. Alors, l’animal tourne la tête pour vomir un nuage bourdonnant, aussi sombre que les terres laviques qui parent l’Etna d’une robe de deuil. Des mouches aux reflets métalliques par centaines. Un magma continu qui se déverse dans la venelle déjà abattue. Pointes de flèches ailées dans ma direction. Traces de mort et de beauté. Le flot ralentit pour lui permettre de m’interroger encore : « Quelle est cette marque sur tes poignets ? Les lunettes de Cavour ? (1)
— Non, le déferlement des ondes sur le rivage des Temps.
— Ton torse, lécythe funéraire, est ébréché. Quelle foudre t’a fendu ainsi libérant ce cœur qui jaillit de tes côtes ?
— Mon cœur demeure de pierre. A l’image de ma cité, il est lézardé, fracassé par les tremblements de voix et plein de cécité. Les fissures sont mes hardes. Lorsque sur la ville tombe le temps inviolable en de longues flammèches grises, comme sur la chevelure des hommes, en coups de langues moussues et en coups de fouets salins qui rongent impeccablement les fondations, à ce moment-là, moi aussi, je m’effrite. Lorsque sur la ville tombe le rouge ardent du sang de la pierre et que les nœuds de pierre éclatent écarlates en autant d’infarctus, mon cœur aussi s’épanche en une lente lave que rien ni personne ne peut alors éponger. Pas même le chant du sirocco dans la crinière des amandiers en fleurs.
— Où vas-tu ainsi pèlerin de l’inutile ?
— Témoigner et pleurer des sanglots arides dans les venelles silencieuses que des hommes déjà morts occupent. Tout est clos. Pas âme qui vive dans ces ruelles infâmes. Pas un drap, suaire desséché, qui s’affiche sur quelque corde à linge, tendue, roide comme un fanion. Pas un cri, pas un rire et pourtant personne ne dort. Je veille, ultime sentinelle ; pourtant nul ne m’entend. Je voudrais savoir.
— Sais-tu que le savoir a un prix ?
— Je le sais.
— Que sais-tu exactement de ce prix ?
— Qu’il n’est pas donné !
— Qu’il n’est pas donné à tous.
— Oui, qu’il est une caresse dans l’esprit, un feu dans le corps, du verre dans les yeux, du foin dans la bouche, de l’huile dans les veines.
— Pas uniquement.
— On m’a dit qu’il est aussi du fer dans la main, des cris dans le silence, du silence dans les cris, des jours dans les nuits, des nuits dans les jours, des pleurs dans les rires, des rires dans les larmes.
— Et d’autres choses encore.
— Je le sais.
— Que sais-tu ?
— Je sais que je suis prêt. Je suis venu pour cela. Pour oublier l’ombre qui m’accompagne et m’obsède, pour répondre à la voix qui me parle, pour partir en vrille et accompagner les derviches tourneurs, pour danser avec les fous, murmurer à l’oreille des déments que je suis un des leurs, leur frère. Personne ne désire m’entendre.
— Je t’entends, moi. Passe ton chemin, j’aveuglerai la lumière, retiendrai la chaleur, mais pas le temps qui passe. Fais vite ! »
Et l’on vit une ombre spectrale s’élancer pour mourir dans une autre venelle où la morsure du temps plus jamais ne l’atteindrait.
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1. C’est ainsi que l’on appelait les menottes du temps du Risorgimento.
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