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Jean-François Patricola | Carnet du 9 juin posté le 10 juin

Jünger au matin, comme une eau vivifiante sur la peau pour se réveiller au jour naissant : « Ainsi, dans une exclamation comme "Oho !", nous percevons que le premier O enveloppe un simple étonnement, auquel le second ajoute aussitôt une touche de menace. En général, les modalités de l’étonnement et de la surprise peuvent être exprimées avec presque toutes les voyelles, de même pour celles de la douleur, mais, chose étrange, pas celles du bonheur et du plaisir. »

Visite de la cuisine et de ses dépendances sous les auspices et les commentaires de Cigalou ; le maître de céans. Impressionnant. 2400 repas par jour, 15 régimes différents, 2, 14 euros le prix de revient par repas. C’est une fourmilière avec ses codes, ses bruissements d’antennes, ses allées et venues, ses salles d’entrepôts, de travail. Ça découpe, ça tranche, ça sale, ça goûte, ça range, ça broie, ça mélange, ça remue, ça nettoie, ça assaisonne, ça vérifie la cuisson. Le tout sous des protections blanches et dans un tel environnement sanitaire qu’on se croirait à la COGEMA ! Les cuisines de Vulcain. Rencontré une diététicienne toute à ses vérifications de menus. Discussion autour de l’anorexie, de la culinothérapie. Ainsi, le livreur de pizzas aperçu l’autre soir, a-t-il bien pu, selon elle, livrer une pizza à une patiente anorexique. Si la patiente réclame à manger, quelque soit l’heure et l’envie, il faut pouvoir y répondre et se réjouir qu’elle veuille manger. Même si c’est une pizza et même si c’est le soir ! Moi qui m’était imaginé une cabale pour berner surveillance et personnel médical. Un panier à l’extrémité de draps tressés qui descendrait d’une fenêtre avec un billet en guise de règlement au fond. Le patient remontant silencieusement et à la barbe de tous sa pizza encore fumante…

Retour sur la lecture d’hier. Des infirmières. En blouse blanche ou verte. Toujours la hiérarchie. Blouse qui respire le blues. L’originalité ne peut et ne s’exprime que dans et par les chaussures. En effet, presque toutes sont chaussées de chaussures blanches, aseptisées, propres aux hôpitaux et à leur univers monochrome. Une femme blonde, elle, arbore des sandales multicolores. Benetton. Un arc-en-ciel dans la monotonie des tons, une déchirure bariolée dans le suaire des pensées et des actes. Un régal des sens. Merci madame !

Aussi en pensée les propos choquants de l’infirmière quelque peu agressive. Nous en reparlons entre nous pour évacuer tant de rancœurs et d’ignominies. Passons outre. Les souffrances du jeune Werther ; Goethe revu et corrigé à la sauce homonyme. Entre Sicile et Valmy. Et ici. A la fin, je pointe je touche ! Elle a dit qu’elle ne voulait plus rien avoir à faire (à voir ?) avec nous. C’est réciproque ! tout est question de désirs ! De partages et d’envies.

Nœud gordien. Pelote de laine. Echeveau. Barbe à papa ou plus exactement bâton de bois auquel s’agglutine le glucose. Ainsi ces recoupements, ces strates et ces épaisseurs, ces signes : il y a un mois lors du festival de Châteauroux, Emmanuel me demandait le titre exact de Schopenhauer : Le Monde comme volonté et représentation. Je n’ai pas su pourquoi, et d’ailleurs je ne le lui ai pas demandé non plus.  Entre-temps, pour préparer en avril et en mai l’essai sur Houellebecq relu Schopenhauer. Hier Pascale écrivait : « là où je me tiens, c’est là où j’habite ». François sur les traces de Rimbaud et de son célèbre : « Je est autre », questionnait l’être et la racine ; herméneutique ontologique. Ce matin, à l’esprit, jailli des limbes : « Le monde est ma représentation » de ce même Schopenhauer. En lisant également Le Matricule des Anges de ce mois-ci, à la page présentation d’un nouvel éditeur, découverte de la structure éditoriale « L’or des Fous » (sic !).

Après le déjeuner, réunion de travail à la cafétéria. Sommes observés. Observons en sous-marin. Compte-rendu des rencontres, prochains rendez-vous, doléances, tout est passé au peigne fin. Pierre y veille avec souplesse et rigueur à la fois. Pascale espiègle, François éteint (il a fait une insomnie la veille) et Philippe grivois : pléonasme. Comme il est écrit dans le texte de François la veille, une canette de Perrier traverse au vent malin la place ; passe et repasse, ébauche des farandoles orphiques. Normal Perrier, c’est fou ! C’est ce que pudiquement François taisait mais suggérait dans son écrit précédent. Plus tard, une autre canette, d’Orangina, cette fois-ci prenait la relève et tentait de gagner ses titres de noblesse. Elle passait, repassait, s’en allait, trépassait. Orangina, Secouez-moi, secouez-moi ! Entre notes et contre-notes, je ne sais plus qui parle de l’expression « faire du café ». Voilà qu’aussitôt, Jack s’invite avec ses gros sabots, sa moche godasse. Jack Vabres ! Un homme quitte sa table pour vider son cendrier dans un bénitier géant, étouffé de sable et planté de mégots. On croirait Verdun. En déversant son cendrier, il retire un sucre qu’il pose délicatement sur les marches de l’escalier. Sucrer les fraises. Un autre homme survient, et fait un écart en dévisageant des taches de chocolat au sol. Rorscharch. Aussitôt me revient en mémoire, notre harpie de la veille. Au moment où François parlait d’images, elle avait botté en touche en évoquant le médecin entomologiste, le fou des papillons. Zozo. Zinzin. Conversation de zinc. Cercueil de zinc, en plomb. Esprit défunt. Esprit es-tu là ? Non, je n’y suis plus. Je n’ai toujours pas compris cette agressivité et ce besoin d’en découdre. Ou plutôt si, je m’en doute mais je n’ose trop y croire. Naïf.

A moi qui relève ici et là les déraillements de la langue, on me signale dans mon journal « conservation » pour « conversation » ! Et je relève en me relisant : « les yeux blessés » pour les « yeux baissés ». Ce mot aussi à la lecture du texte de François qui m’assaille : serein. Ne sommes-nous pas serins plutôt ? Je rappelle pour mémoire serin : petit oiseau à plumage jaune. Toujours le feu. Mais également nigaud et niais. Toujours aussi la dualité. Bipolarité et bicéphale.

Philippe amusé, jouant cependant l’homme outragé, n’est pas d’accord avec mes propos sur la journaliste et la déclaration qu’il lui a faite lors de l’atelier d’arthérapie. Il me dit que c’est de la fiction. Ce à quoi je réponds qu’il confond fiction et friction.

Jünger : « Enfin, le monde de la démence se fait entendre dans ce phonème [le i]. On l’a souvent noté, le hennissement des chevaux s’apparente à la crise de délire ; dans les hôpitaux de la guerre, un phonème comparable, rappelant quelque fou rire, glaçait d’effroi. Le I de l’interjection annonce un sentiment de surprise bizarre, le plus souvent déplaisant, et, sur un tempo plus vif, la mise à nu de la chair en composition. Entre autres, ses accointances avec la pruderie trahissent la charge sexuelle et charnelle de  ce phonème. »

Ainsi donc cet autre ingrédient : le fou rire. Et puis aussi, pensé lors de la séance en terrasse, à bouffon, à fou du roi. La Cité est pleine de métastases depuis que le Poète et le Fou du roi en ont été exclus. Qu’elle continue à convoquer les banquiers et les marchands de canons. Qu’elle nous impose encore ses canons pour vivre. Après, lorsque le cancer sera général, il sera trop tard pour louer la parole mantique et la parole prophétique. Cela n’aura plus aucun sens. Cécités de la Cité.

21h, Philippe téléphone pour la consigne. Toujours plus tard. Lundi c’était à 20h ! Non, il n’y a aucun laisser aller.

 

 

 

 

 


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