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Jean-François Patricola | Carnet du 16 juin posté le 17 juin
Ceci, qui va suivre, pourrait s’intituler : « perceptions et perversions », mais ne le sera pas, ou en partie, car le temps fait défaut pour consigner et développer, au-delà de l’anecdote, de l’observation journalistique, le champ épistémologique et ontologique. Ainsi donc, je qualifierai ce passage de « découvertes et premières constations en eaux pas forcément troubles », ou alors, cela pourrait encore tout autant s’intituler « pré-rapport » ou « audit ». Etonnant, en effet, les ruptures du discours entre ce qui nous est rapporté et ce qui est fait, entre la théorie et la pratique, entre les beaux discours et la réalité. Classique, sommes-nous en mesure de dire et de penser, comme d’écrire. Presque une ineptie, un pléonasme ! Moins classique toutefois ce qui est dit seul, c’est-à-dire en tête avec un cadre ou un subalterne et de façon hors-champ et sera tout autre discours en présence d’un supérieur ou d’un subalterne, ou d’autres membres du personnel, quelques temps après. De quoi entretenir doutes et interrogations ; surtout lorsque l’on passe du tout au rien, du blanc au noir, avec la même force de conviction dans les propos et dans les gestes. Enfin, lorsque vous parvenez à démontrer qu’il y a une incohérence, on dira ici pudiquement un hiatus pour ne point trop agresser (pourtant nous ne sommes pas ménagés, mais l’on nous fait bien comprendre que nous sommes invités, ce qui ne signifient pas forcément désirés et qu’à ce titre les hôtes que nous sommes se doivent de respecter maître de céans et coutumes en vigueur), les remarques et les questions tombent alors tels des couperets. Directement : « avez-vous envisagé un séjour parmi nous ? » ou alors indirect : « jusqu’où pourriez vous aller pour vivre cette expérience du dedans ? à être interné dans un pavillon sans que le personnel n’en sache rien ? » Outre le fait que ce qui nous est reproché (vous ne connaissez rien à rien, vous véhiculez des clichés) est ici justement mis en lumière (vous êtes des artistes, donc des clowns et des fous), on notera la malhonnêteté intellectuelle d’une telle démarche qui de surcroît ne repose sur rien : parce que l’on appartient et que l’on œuvre à l’hôpital, on est, à ce titre, immédiatement compétent dans le champ psychiatrique. Mais je ne veux pas généraliser ; loin s’en faut. Tout de même, le fait est récurrent et mérite d’être consigné en ces pages. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas (que nous n’avons pas) entendu des discours cohérents et en adéquation avec les gestes. Hélas, Dom n’est pas en France, elle qui interroge dans son champ psy la perversion en milieu médical. Elle aurait pu m’éclairer.
La façade est belle et pimpante. Derrière, cela ne vous regarde pas ! C’est là le message qu’il convient d’entendre et, surtout, de bien entendre ! Contentez-vous de vivre votre installation au mieux ; mais ne venez pas remuer les eaux déjà suffisamment troubles ! Interdiction d’interroger les chiffres : combien d’arrêts maladies parmi les soignants ? Pourtant, ici et là, on parle, à demi-mot, on chuchote, on a peur des ombres, mais untel boit pour tenir, l’autre est une nymphomane, démission, etc… Ce qui est étonnant également, si l’on s’en remet à la vox populi, celle du site et du personnel soignant, c’est justement ces personnes qui dressent un mur entre elles et vous, qui vous agressent, qui vous nient et ne souhaitent qu’une seule chose : votre départ, qui vous invite à séjourner ici, mais différemment, que l’on retrouve évoquées dans ces ragots. Causalité ?
Les patients ont besoin de dire et de parler. C’est certain. Mais plus encore, les personnels. Lesquels ont besoin de parler, mais surtout besoin d’être écouté. Symptomatique : on ne nous demande jamais, jamais rien relatif à nous : d’où l’on vient, ce que l’on fait, ce que l’on ressent, etc… Ce sont des monologues que l’on entend. Causalité ? L’enfermement des autres entretient-il et conditionne-t-il son enfermement ? Bien sûr qui dira combien il est difficile de travailler dans tel milieu ? Tous j’espère. « Se blinder » est une expression qui revient souvent dans les bouches. Non seulement de parler, mais également de « décharger » ! Nous faisons fonction de paratonnerres il me semble. Non seulement par rapport au monde que nous incarnons et représentons, mais également comme moyen de propager haine et amertumes d’un service à l’autre. Ce jour, par exemple, contre-vérité : « la fille d’un ponte qui joue dans la compagnie de danse du site se trouvait dans ladite compagnie avant l’arrivée du père à la direction ». C’est là broutille. Je terrais le reste, les bassesses et ignominies, peu dignes d’intérêt, sauf à vouloir éclairer l’âme humaine. Mais là, l’âme humaine, on la connaît. Dostoïevski en lieu et place de la méthadone ou du prozac.
Illustration : Théorie : j’évoque le cloisonnement palpable entre les différents services. Réponse : faux ! ou alors, puisque certains de mes arguments ne peuvent être tous réfutés en bloc, surtout devant les autres, on me dit que c’est tout le milieu médical qui est ainsi et que cela n’est pas propre à la psychiatrie : la chirurgie n’est pas la pédiatrie qui n’est pas la radiologie, etc… Soit, je m’en doute ! Pourtant, comme une ritournelle, un hymne, voire une devise ou de la propagande, on me dit et on me redit partout où je vais (la répétition fixe la notion), que tout est fait pour le bien-être du patient, que tous oeuvrent dans le même sens, que chaque chose se fait avec une consultation générale de tous et de toutes. Pratique : Vous arrivez dans un service X pour un atelier d’écritures : enthousiasme des personnels et des patients, demande des patients pour renouveler l’expérience, etc…Vous apprenez alors, discrètement en catimini, aux personnels, qu’il y a in situ un atelier d’écriture permanent et même d’art thérapie (sculpture, peinture, musique, photographie). Ignorance totale de cela. Les patients réclament : on leur dit alors : « lorsque vous êtes arrivés on vous a remis un annuaire des services différents sur le site ». Oui, lorsqu’un malade arrive en ces lieux, j’aime à croire qu’il n’a rien de mieux à faire que d’éplucher des pages et des pages pour savoir où il se trouve, lui qui ne sait plus véritablement où il en est. La faute (la responsabilité) est relève toujours de l’Autre.
Même principe, j’évoque à partir de ce cloisonnement que je ressens, les hiérarchies physiques (architectures, symétries des bâtiments, fonctionnement, onomastiques, etc) et mentales, voire comportementales. Non, impossible, on pense que je focalise sur l’armée, on déroule moult arguments pour me détourner de ces idées, etc… J’évoque alors la désignation P.C (poste de commandement qui doit devenir maintenant point de consultation) simplement en guise de prologue, et là les personnes qui m’avaient abreuvé d’arguties reconnaissent qu’elles ignorent ceci et ce après des années de présence sur site. Pour, à l’égal d’un chat, retomber alors sur leurs pattes : elles m’invitent alors à changer de pavillon ; sous-entendu de régime de faveur et donc d’internement ! L’aveuglement qui n’est pas mien, la curiosité que l’on a pas : à la trappe !
On rit ; toujours à défaut d’en pleurer. Vous rencontrez des responsables qui se sont formés au génie civil et militaire et qui vous disent tout de go, en commentant des photographies, qu’il s’agit-là d’une structure militaire. Encore une fois d’un service à l’autre, on ne voit pas, on ne dit pas la même chose. Il s’agit là, on s’en doute, que de broutilles qui ne portent pas à conséquence. Je ne puis évoquer les différences rencontrées entre psychiatres et personnels soignants, d’un pavillon à l’autre, d’une équipe à l’autre au sein d’un même service ! C’est monumental. Ce qu’il faut retenir, c’est que j’ai, comme mes camarades, de la merde dans les yeux et tout autant dans les oreilles. Cérumen ne signifie pas sérum. Ce que je veux retenir, moi, en revanche, c’est les échos qui nous parviennent des patients ; et les rencontres aussi avec les personnels techniques, administratifs et soignants lorsqu’elles sont hors-cadre ou officieuses, ou alors seul à seul. Riches.
Ici et là on a réagi à mes propos inauguraux sur l’aspect caserne, et la hiérarchie supposée qui serait incarnée par les blouses de différentes couleurs (pourtant je n’ai pas parlé des parkings assignés aux infirmières et ceux assignés aux doctes personnes). Alors, maintenant par la force des choses, j’en fait un fer de lance. Mais jugeons plutôt ce qui fait référence à la grande muette. Dernière anecdote : FR3 va venir nous filmer au Pavillon des Ambulanciers, dans nos activités quotidiennes également (la chaîne veut notamment m’épingler en train de faire mon jogging… et pourquoi pas le sortir de la douche ai-je proposé. Nul n’a ri.), ainsi que des responsables : branle-bas de combat et paniques diverses. La hiérarchie dans toute sa splendeur : que dois-je dire (entendez : dites-moi ce qu’il faut taire), etc… Les blouses : c’est faux m’a-t-on dit ! Alors pourquoi maintenir des couleurs différentes ? Sur une chantier de maçonnerie, l’apprenti, le compagnon qui effectue son tour de France et le maître portent les mêmes habits que je sache ; la hiérarchie (nécessaire, que je nie pas) est ailleurs. Je lis aussi, héritage ancien qui pourrait expliquer ceci que l’on récuse : « En 1905, les infirmiers ont deux vêtements d’uniforme, l’un pour la tenue, l’autre pour le travail. Et des galons permettant de connaître leur grade : des galons de laine rouge sont conçus, un par manche et un autre sur les parements des vareuses. Quant au surveillant en chef et les chefs de quartiers il arborent deux galons en or. (…). En 1942, le maintien d’un uniforme est toujours justifié. » Rions un peu maintenant. Note de service sur les gaz médicamenteux : « téléphoner aux services techniques qui effectueront les remplacements de l’obus vide. », se rappeler également des termes « surveillant(e) » et « surveillant(e)-chef ». Grande muette ai-je dit : ici tout ce qui concerne la sexualité est tabou (dans la société également me direz-vous, mais pas comme ici il me semble). Comme si les couples parmi les patients n’existaient pas, comme si la mécanique de séduction était abolie au nom des maux de l’âme. Se trouve-t-il des personnes de l’encadrement pour prendre le temps d’aller à la cafétéria, pour regarder les amoureux sur les bancs publics, au pied de la fontaine où j’ai aperçu même un soir deux femmes s’enlacer ? Les prescriptions d’hormones sexuelles et les modulateurs de la fonction génitale ne sont pas réelles. Déni de la réalité. Pascale a recueilli des propos d’une femme patiente qui évoquait ouvertement et librement sa sexualité intra et extra muros. L’homme, en ces lieux que d’aucuns jugent terres d’apories, mais qui ne le sont nullement, recréé, comme en milieu carcéral je suppose, une société avec ses comportements, ses us et coutumes et… ses hiérarchies. A plusieurs reprise, j’ai pu observer, en terrasse, lorsque les tables sont toutes occupées, qui, arrivant alors peut s’asseoir à la table de qui et comment. Lesquels sont rejetés sans ménagement (les handicaps les plus lourds). Qui a de l’argent, les mises que les patients portent (de très beaux atours pour certains et pour d’autres non), qui est un gros bras et qui est dépendant, qui est un séducteur et qui non. Humain, trop humain. Les comportements des patients sont normaux. L’Homme.
Toutes ces perceptions et ces non-dits comme ces maquillages de la langue me donnent envie de reprendre le synopsis, non seulement les bases du synopsis, mais également d’en écrire la fin. Et ce d’autant plus que la consigne du jour est : « inventaire ». Je n’ai nulle envie de jouer les disciples de Jacques Derrida ou ceux de Lacan, mais dans ce contexte, j’ai le souhait d’écrire : inven-taire ou, plus précisément : un vent taire (qui signifie le bref passage de notre présence et le mot d’ordre se taire). Ainsi donc, cela donnerait : (nous en étions restés à la bouteille fichée dans le sable meuble). Point de breuvage ambré mais un rouleau délicatement scellé à l’intérieur du verre poli. Ils brisèrent la bouteille sur l’arête rocheuse d’un écueil. L’étoile déchue déroula le parchemin, le savoir : c’était lui (moi je sais de quoi je parle ! alors vous les plumitifs passez votre chemin ! ). Il était imprégné de l’odeur caverneuse d’un whisky frelaté (caverne et les images-idées selon Platon à la sauce psychiatrique et « frelaté » pour perverti et donc pervers). Le présentateur de télévision reconnut là une langue qu’il ne connaissait pas. L’autre, penché sur son épaule, attendait la lumière ; en vain. Stupide animal ! Il y avait également une photographie jaunie : un vieil homme abîmé par les naufrages successifs de l’existence ; en habit de postier. Son nez énorme, tout grêlé à force d’avoir reçu des coups de vinasse, n’arrivait pas à occulter le regard que l’on pouvait porter à sa peau de lézard brûlée. Il avait l’air d’un méchant de série B ou d’un western spaghetti ! Décidément, tout ramenait à la nourriture se dit l’homme, l’estomac dans les talons. Il faut boire à défaut de manger. Il s’assit, puis se releva, enfonça le parchemin dans le goulot et présenta la bouteille aux commissures des lèvres de la mer. Les moutons s’engouffrèrent dans l’enclos de verre (Panurge et le troupeau que nous devons former). L’eau saline entra dans la bouteille, noya le parchemin et la photographie. De nouveau, il s’assit et présenta la bouteille à ses lèvres fendues par la soleil : il but, il but les paroles d’un trait jusqu’à vider la bouteille. Repu, le ventre plein, il put s’allonger dans l’attente du marchand de sable qui allait lui en mettre plein la vue du sable !
Avec Pascale, en ville, bref aller et retour pour pressing et quelques menues emplettes. Décidément, Pascale est mûre : je l’ai cueillie au sortir d’une rencontre qui l’a laissé exsangue. A peine arrivés en centre-ville, en nous rendant place des halles, elle lit sur la devanture d’une boutique : maison des blouses blanches. L’épithète ne figure pas sur la devanture. Quelques instants plus tard, elle sursaute et dit : peep show là où il écrit simplement Point Show ! Puis encore « déclarer sa flamme » et « prim’s » pour PRISM (elle a peut-être faim et envie de PIM’S ? ). Deux bières plus tard, elle est cuite. Je la ramène au bercail.
Von Rezzori : « La magie n’était pas dans la personne. Elle était dans l’image. », « Dans les romans qu’écrit la vie, il n’y a pas que des surprises lorsque la banalité n’est pas prévisible. »
Chez un psychiatre ; il me fait une ordonnance pour du Voltarène. Autour d’un café qu’il m’offre, nous parlons de Paul Ricoeur et de Lacoue-Labarthe dont il a fréquentés les cours. De Levinas également ; beaucoup. Du symbole qui est trop nié selon lui ici. Des mythes antiques. L’ordonnance est au format A4 ! Il faut dire que pliée en deux, la première partie est uniquement consacrée aux noms et statuts des 9 médecins et comporte sous ces mêmes noms et statuts des codes-barres ! Des médecins réduits en produits : un pot de cornichons ou de moutarde ; c’est selon ! L’ordonnance se drape de l’étrange (normal en ces lieux ? ), devient quelque chose de mécanique et de déshumanisée (pour le praticien et le patient) ; quelque chose de George Orwell et d’Aldous Huxley.
Mails (au nombre de 22). Marie, bien qu’allergique aux chats, se retrouve par la force des choses avec un chaton sur les bras (bien joué les fistons !). Son nom Ptixa. Ah ces Basques ! Elle me fait part de son incapacité à relire ses manuscrits, qu’elle trouve cela obscène avec le temps. Je pense la même chose. Je n’ai toujours pas lu le restant des épreuves. L’envie de tout modifier est réellement vivace. Le temps passe. On a envie de dire et d’écrire les choses différemment. C’est difficile ; et peut-être, comme le dit justement Marie, obscène. Toujours Orphée. Et Faulkner maintenant. La presse aussi, et DD, journaliste toujours aussi mordant qui m’a appris les ficelles du métier. Il doit y avoir quelque rapport avec la Vache qui rit et la libération de la journaliste de Libération, puisqu’il ne parle que de cela pour faciliter mon enfermement. Mais je l’ignore et ne comprends donc pas tout de son message. Il conclut : « S’ils te font chier dans ton magasin de porcelaine, préviens-moi ! Tu peux compter sur l’ancien pour alerter le MRAP, MSF, Licra et tout le bordel ! ». Oui, je sais que je peux compter sur l’ancien ; toujours. Des condoléances : Frédéric et Thierry. Giovanni Fronte déjà si loin. On me dit qu’un musée va être créé si on lève des fonds. Je m’en réjouis. Mais je crains le pire. Je les connais trop bien ceux qui tournaient autour de lui dans l’espoir d’être les héritiers spirituels et physiques. Deux textos pour me souhaiter bonne fête dont « cara ».
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