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Jean-François Patricola | Carnet du 19 juin posté le 20 juin

 

Ménage. Rangements. Lectures. Notes. Promenades dans le parc. Une femme, adossée à un tronc d’arbre, lit ; déchaussée. Des femmes poussant paisiblement qui un landau, qui une poussette, traversent le parc mélancoliquement. Des familles entières se retrouvent sur des bancs, sous la ramure des arbres pour fuir le soleil de plomb, et reconstituer ce que la maladie désagrège. Des vélos. Pas de jeu de balles. Un couple marche, l’homme et la femme se tenant amoureusement la main. Deux infirmières en compagnie de deux autres personnes, assises sur la pelouse, chuchotent. Sieste. Un cri puissant qui vient du Pavillon Bergouignian vient briser le tableau idyllique. Paperasse administrative. Quelques cartes postales. Lectures. Notes. Abandon. La tête un peu en compote.

Lu Trois chemins d’écolier d’Ernst Jünger paru en avril dernier. Décevant. C’est la première fois que je ressors d’une lecture de l’auteur allemand déçu. L’impression « fond de tiroir » que viennent renforcer une préface de son épouse et des passages entre crochets (hypothèses et compléments rajoutés) est grande. Je ne retiens que ce passage, qui fait corps ici, et c’est tout : « Wolfram essaye d’exprimer plus qu’on ne peut dire avec des mots. La thérapie doit placer le récipient dans la bonne position : ni trop droit, ni trop incliné. »

Débuté A quelle heure le train passe… conversations entre Jean Oury et Marie Depussé ; clinique Laborde. J’avais écrit dans ce journal : qu’est-ce que je fou ici ? Marie Dupussé écrit : « Qu’est-ce que je fous ici ? ». Le verbe plutôt que le mot. Et elle a sans nul doute raison. Le verbe qui dit, tente de dire, de formuler, qui implique l’action, le mouvement, l’être et l’espace, plutôt que le mot qui emprisonne catalogue et étiquète, qui ferme. Noviciat. Tous deux éclairent mes pas et répondent en partie aux questions que je me pose : « " Qu’est-ce que je fous là ? ", c’est une question qui évacue les notions de statut, de rôle, de fonction. (…). " Qu’est-ce que je fous là ? ", c’est une façon de s’exposer au possible, une sorte de réduction phénoménologique extrême. Ça fait bien, de dire ça, j’ai un peu honte ; on pourrait aussi bien dire : une réduction de type schizophrénique. »

Je note (mais tout peut être noté dans cet ouvrage) ces phrases qui disent mieux que moi mon interrogation et mon rapport au temps en ces terres : « Ce type, il n’est pas dans le temps, d’ailleurs le temps, ça n’a pas d’évidence, on peut dire que c’est une grâce de Dieu. Mais il y a une substructure du temps, qui est la patience. », « Dieu a refusé la grâce du temps aux schizophrènes et aux psychiatres. » Du coup, en écho, une note sur un papier volant, tirée des Trois chemins d’écolier : « Le poète ne vainc pas le temps, il l’anéantit. »

Nous avons pu constater la curiosité qui anime bien des services et des désirs. Mais nous avons aussi remarqué l’absence de curiosités à notre égard, la volonté de ne pas découvrir l’Autre, de ne pas bousculer les habitudes. Humain, trop humain. Nous n’échappons pas à la règle. Ni plus ni moins. Mais naïvement, je pensais trouver ici un bouillonnement tel que rien ne serait figé ni austère. Or, en apparence, pour ce que j’ai pu en observer, tel ne semble pas être le cas (encore une fois, il s’agit là de prémisses). « Etre psychiatre, ça demande de l’étonnement et de mourir à l’existence. », « Quant à l’étonnement, c’est une qualité exigible de tout travailleur en psychiatrie. Qu’il soit étonné. Parce que l’étonnement autorise la rencontre, la surprise de la rencontre. Le hasard fait le tissu d’une rencontre. » J’aurais aimé cela ; oui.
Mais « l’usure » qui en parle ? Le droit à l’incertitude ? Quelle force de caractère il faut avoir pour être étonné tous les jours ! Quel sacerdoce ! L’homme est-il capable de n’être tourné que vers la rencontre, vers l’Autre et ne jamais succomber à lui, à sa propre personne ? Dédié à ce « mourir à l’existence » très blanchotien ? J’en doute. Nous-mêmes esquivons bien des conversations soit parce que nous sommes épuisés et vidés, soit parce que le réservoir est plein, soit encore pour nous protéger.

J’aménage le vivarium en prévision du travail à venir. Je tends le dos. Où trouver l’énergie de réécrire 150 pages en si peu de temps ? De réorienter toute l’optique du livre et de l’axer sur le marketing ? Les nuits vont être courtes. J’ai étalé les dossiers et les livres ; ainsi prêt, je pourrais dès demain commencer aux aurores le travail sur ce pamphlet qui me coûte maintenant. Se pose la question de la posture littéraire : écrire son « œuvre » et écrire pour vivre ; comment se placer ? Comment se situer ? Combien de couleuvres faut-il encore avaler avant que d’être adoubé, avant que d’imposer ses choix et d’envoyer paître les commerciaux du livre ? Long est le chemin… Je le vérifie encore et toujours. Et puis un livre est aujourd’hui l’équivalent d’un yaourt. Il faut le vendre, montrer des fesses et des poitrines, faire le singe ici et là. Les projets en ce sens sont déjà arrêtés. La presse annonce le livre alors que rien n’est fait. La Fnac le met en vente alors qu’il y a tout à faire et à refaire. Aliénation. Doigt dans l’engrenage jusqu’au cou désormais.

 

 

 

 


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